SIl n’est guère
fréquent, reconnaissons-le, qu’une exposition d’art
contemporain nous donne à voir, non des « tableaux »,
ces choses qui s’élaborent pour se négocier aussitôt,
mais les fragments d’un univers. Histoire sans paroles, pans d’une
cosmogonie dont l’œuvre n’est pas la fin en soi mais
la proximité sensible et accidentelle, la peinture de Wyrzykowski
apparaît d’une espèce peu commune. Au lieu d’engendrer
des images, des objets plus ou moins séduisants, elle se constitue
en « milieu », un milieu vivant doué d’une
dynamique singulière et capable de se régénérer
de tableau en tableau. À telle enseigne que les implications existentielles
et même politiques rarement tout à fait absentes de la peinture
polonaise y puisent une nouvelle verdeur et qu’au-delà de
la grille du langage strictement poétique on perçoive les
plaies toujours vives de l’histoire.
Moins une peinture qu’on « regarde », ce qui implique
une distance parfois infranchissable qu’une peinture qui vous regarde,
vous imprègne, vous captive. Quelques fois, la peinture c’est
beaucoup plus que de la peinture… Ici, il nous semble percevoir
des eaux poissonneuses, des masses océanes prises dans une résille
de signes, d’envoûtants mirages celés sous le grillage
d’un trais épais… Là, de vastes et immémoriales
empreintes, des constellations de graphies abstraites et pourtant expressives,
des ombres denses et mystérieuses à laquelle la peinture
prête son épaisseur. Une impression de vie intense, organique
et corpusculaire prise dans les rets d’une organisation abstraite.
Le rythme et la scansion de la composition y ont une importance primordiale,
suggérant et prolongeant sur la toile les rituels immuables selon
lesquels la nature se manifeste.
On pense aux tout premiers âges de la représentation artistique,
aux « motifs » et aux signes idéomorphes vivement tracés
dans la terre des objets utilitaires, aux décors qui narraient
la vie quotidienne et la nature en incluant une symbolique de vie et de
mort. La toile sous sa brosse devient un médium singulier qui absorbe
comme une radiographie les mouvances, les ombres, les taches et les opacités
les plus signifiantes. La peinture est moins élaboration et construction
que processus de captation et de conversion immédiate du flux vital
en puissantes impressions graphiques ou quelquefois en subtiles microcosmes.
Comme l’organisme vivant se fossilise dans la pierre au fil des
millénaires, les œuvres de Wyrzykowski gardent et transforment
la trace de ce qui a le plus marqué le peintre. Il traque les ombres
et les agrandit jusqu’à leur donner une dimension fabuleuse.
L’infiniment petit, le larvaire, le microscopique s’amplifient
sous son regard et se confondent avec les sortilèges, les fantasmes
surgis de la nuit noire de l’histoire et de l’aventure collective.
Piégeant temps et espace grâce au code immédiatement
sensible de son langage primitif, Wyrzykowski fait participer d’un
même tissu organique les événements et les sédiments
qu’ils laissent dans la mémoire.
Tout est transcription, chez lui, au sens musical du terme, architecture
du rêve, symbolique de l’invisible. Un art capable de raccourcis
impressionnants puisque des valeurs généralement distinctes
comme le dessin, la peinture, la gravure trouvent ici une expression commune.
Jusqu’au registre des couleurs qui lui aussi déroge à
l’ordre traditionnel : des gris, des bleus marine, des noirs, des
beiges et des bruns… Ils accentuent le sentiment d’une cosmogonie
fonctionnant selon les lois singulières et irrationnelles de l’inconscient.
Danièle Gillemon
Août 1990
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