5 bonnes raisons de visiter l’expo « propagations, propagules »

Poète, romancier, dramaturge, essayiste… Eugène Savitzkaya est tout cela à la fois. Un homme de lettres donc. Ou plutôt un homme de plume. Qui vit son Rotring comme une prolongation de son corps. Un rapport physique, dont naissent tous les jours des dessins aussi inclassables que les écrits de l’artiste. Le galeriste Didier Devillez zoome sur cinq de ces propagations à l’encre de Chine.

Triturations
Une mère Russe, un père Polonais, une naissance à Liège en 1955… À 17 ans, Eugène Savitzkaya reçoit le premier prix du concours « Liège Jeunes Poètes »… Et son stylo ne le quittera plus. C’est un coureur de fond, un écrivain de la forme, pour qui le texte n’est qu’un prétexte à triturer les mots, à chipoter la langue, explique Didier Devillez. Il ne fait pas de littérature, il EST la littérature ! Et le dessin ? Pour cet homme qui vit son stylo comme un prolongement de son corps, c’est l’occasion de libérer un surplus d’énergie, après une journée d’écriture.

Rythmes
Laisser courir sa main sur le papier pour que la tension s’apaise… Ces dessins matérialisent des spasmes. Certains, réalisés sur de longues feuilles de sismographe, forment des séquences, un univers de rythmes, où la vie semble grouiller, jouant avec nos yeux et notre esprit, à la limite entre abstraction et figuration. Eugène Savitzkaya prend plaisir dans cette routine journalière. Les dessins s’entassent puis attirent l’œil d’un ami, Frédéric Baal. Suit la rencontre avec Didier Devillez et une première expo, en 2005. Étrangeté. Ici, on croit voir une suite de personnages, là des insectes. Un travail à rapprocher peut-être des dessins d’Henri Michaux. Il fut bientôt évident (dès mon adolescence) que j’étais né pour vivre parmi les monstres, écrivit ce dernier. Les monstres apparaissent aussi au détour des lettres et des traits tracés par Savitzkaya. Ils font partie de son univers et le fascinent, comme en témoigne l’étude qu’il consacra à Jérôme Bosch, peintre d’un bestiaire infernal et de la folie.

Force vive
L’artiste, qui dessine avec ses outils d’écrivain, dit ne pas avoir de technique. Mais il dessine comme il écrit. Un art dont il a conscience de la forme physique. Dans « En vie » (Éditions de Minuit, 1995), Eugène Savitzkaya écrit : Un outil a toujours prolongé mon bras. Ma main a toujours été armée. Mon premier couteau fut mon épée et ma baguette magique, un levier pour soulever les montagnes. L’homme semble aimer ses mains. Cet instrument de travail et de vie, sans lequel il se sentirait sans doute n’être rien. Les mêmes mains accomplissent toutes les tâches. Elles scient et transportent le bois, allument le feu dans le poêle et, profitant de la chaleur de la pièce, elles manipulent les papiers.

Discrétion
Premier surpris du succès de ses divagations à l’encre de Chine, Eugène Savitzkaya, qui n’est pas homme à chercher la gloire et lui préfère sans doute les heures passées à écrire ou à cultiver son potager, s’est plié une seconde fois à l’exercice d’exposer ce travail. Ce samedi 8 mars, il sera présent à la galerie Didier Devillez pour une lecture du « Lait de l’ânesse », à l’occasion de la sortie de presse d’une édition originale du livre-objet. Une ânesse magnifique est fouettée mollement par un pantin sans visage. Pourquoi ? Si vous voulez le savoir, il est peut-être encore temps de réserver votre place !

Isabelle Masson
Victoire, samedi 1er mars 2008


L'insaisissable trait d'Eugène Savitzkaya

Très sollicitée le jour par son écrivain de propriétaire, la main d'Eugène Savitzkaya est encore pleine d'énergie en fin de journée, quand le cerveau de l'artiste commence à fatiguer.

Alors, oubliant les mots, elle se libère entièrement, devient seule maîtresse du Rotring, du crayon, du pinceau. Sur la feuille blanche, elle se lance dans des aventures périlleuses, trace sans relâche d'étranges parcours sinueux et fascinants. C'est le résultat de ces acrobaties sans filet que l'on peut voir pour quelques jours encore à la Galerie Didier Devillez. Inévitablement, on tente de rapprocher ces dessins poétiques de l'œuvre de quelques autres. Plus Michaux que Dotremont, Savitzkaya invente surtout son propre univers. Qualifiant le dessin d'« écriture de la joie », il habite une grande feuille blanche d'un seul trait noir qui serpente, louvoie, se mélange avec lui-même. Plus loin, il trace sur de longs rouleaux de feuille destinés aux sismographes, d'étranges lignes du temps qui ne cessent de se briser, de revenir en arrière, de s'emmêler les pinceaux dans leur propre parcours.

Parfois, une figure humaine surgit du délicat magma de lignes. Mais elle n'est peut-être que le fruit de notre imagination. Ailleurs, de fines hachures remplacent les pérégrinations du trait unique. Puis, sur d'autres feuilles, le trait reprend sa route, infatigable compagnon de la main, s'écoulant comme un fil de soie animé d'une vie propre. Libre et insaisissable . Comme la main d'Eugène Savitzkaya.

Jean-Marie Wynants
Le Soir, jeudi 20 mars 2008

 


 

Sismographes et autres rythmes

Savitzkaya est assurément plus connu comme écrivain que comme plasticien. Pourtant, l’exposition individuelle qui honore pour la première fois ses encres et ses crayons montre à quel point ces deux réalités créatives sont complémentaires. À l’instar de Dotremont, l’écriture, chez Savitzkaya, prend une autre forme, débonde ses limites, perdant sa lisibilité au profit d’une aventure graphique et plastique. La ressemblance s’arrête là. Nulle affinité, ici, avec le graphisme oriental, nulle ambition de changer l’art, même si ces dessins dévoilent d’évidentes qualités.
L’œuvre de Michaux vient encore à l’esprit, également, en raison de ces figures miniatures, corpusculaires qui s’enchaînent les unes aux autres pour créer des myriades graphiques, hérissées, sismiques et comme barbelées. Ce n’est, cependant, que pour mieux afficher les différences. Les dessins de Savitzkaya s’appréhendent autrement, comme de curieux végétaux rétractiles, des épineux créant de fragiles et poétiques réseaux. Ils ne dévoilent un sens qu’à l’œil qui les couve, leur laisse tisser leur trame arachnéenne.
Personne, d’ailleurs, n’en parle aussi bien que Savitzkaya lui-même :

« Aux mouettes, aux fourmis, aux araignées et aux renardes.
Chères amies, la vie est un tombeau ouvert.
Parfois, en plein jour, elle a l’air d’un pétrin de cuisine modèle et parfois d’une cave à rats jonchée de copeaux et de crottes.
Mais elle ne se limite pas à une série de débris minuscules que je pousse dans la pelle avec la balayette (…)
Parfois le tombeau a l’air d’un écrin à bijoux dans lequel un enfant a déposé un trésor, un nœud de bois à la forme d’une cervelle, une noisette creuse, une grenouille plate séchée ramassée sur la route avec son allure de ballerine… »
Etc.

On aura compris que tant de beauté infinitésimale n’est pas à mettre entre toutes les mains.

Danièle Gillemon
Le Soir, mercredi 26 janvier 2005


La feuille et la sève

Un écrivain choisit ses outils : clavier, crayon sec, stylo Montblanc, feutre à l’encre violette ou plume en verre de Venise. Eugène savitzkaya, lui, ne jure que par le Rotring et l’encre de Chine noire.
Dans la Galerie Devillez, on peut voir quelques exemples de ses pages manuscrites remplies à ras bord de signes serrés, interrompus et rebelles à la ligne droite. L’écriture emplit aussi trois sous-mains ivres de phrases et de mots encadrés, cahotant et crachotant, entre lesquels apparaissent de petits gribouillis ficelés, l’un ou l’autre visage et hybrides sans nom.
Mais la découverte, ce sont les véritables chaînes de graphies, sortes de notations musicales, signes nerveux isolés sur de grandes feuilles encadrées et signées. Le récit ainsi mis en forme ne renvoie qu’à l’histoire du tracé avec ses aigus, ses hasards et ses retours où l’on déniche un profil, une silhouette, un corps acéphale enchaînés à d’autres accents sismiques par de minuscules hampes, jambages, pics et nœuds coulants.
C’est l’heure où le poète abandonne le mot pour entrer dans la chair de son support, et il semble aimer cela. Jetés, racrapotés, biscornus, les signes vont comme la vie et les fissures quand elles laissent deviner l’abîme duquel seul le fond neutre semblait nous séparer. Oui, le support blanc n’est qu’un leurre. Il n’est une surface que pour ceux qui confondent le signe et l’image.

Guy Gilsoul
Le Vif/L’Express, 28 janvier 2005


Aux mouettes, aux fourmis,
aux araignées et aux renardes

Chères amies, la vie est un tombeau ouvert.
Parfois, en plein jour, elle a l’air d’un pétrin de cuisine modèle et parfois d’une cave à rats jonchée de copeaux et de crottes.
Mais elle ne se limite pas à une série de débris minuscules que je pousse dans la pelle avec la balayette. Toute ma vie n’est pas à jeter à la poubelle.
Parfois, le tombeau a l’air d’un écrin à bijoux dans lequel un enfant a déposé un trésor, un nœud de bois à la forme d’une cervelle, une noisette creuse, un toton en cuivre, une grenouille plate séchée ramassée sur la route avec son allure de ballerine.
Mais ma vie ne se résume pas à une collection de menus objets lourds de sens. Toute ma vie n’est pas à déposer dans un reliquaire.
Il est vrai que mille choses meurent ou s’étiolent dans une journée, des choses et des êtres, en s’effondrant comme des falaises, des maisons, des ponts, des arbres, des tulipiers, en s’éteignant comme des feux, des étoiles, des voix, en tombant comme des chênes, des cèdres et des poiriers, et que des lézardes se lisent dans tous les sens, cicatrices et nouvelles plaies de l’écorce, fractures dans la structure et la superstructure du monde.

Eugène Savitzkaya,
octobre 2004