La part expérimentale, mystérieuse
et tourmentée
A Bruxelles, la galerie Didier Devillez révèle
les rares, denses et magnifiques lithographies de Michaux
A moins d’être pratiquement un expert
de l’artiste, la plupart des amateurs de l’œuvre plastique
de Henri Michaux seront probablement surpris des découvertes que
leur offre cette exposition de très belle qualité, différente
de tout ce qui a été montré en Belgique jusqu’à
présent. Il fallait en fait savoir fouiner chez les galeristes
parisiens de l’artiste pour connaître une part de ces œuvres.
L’ensemble est exclusivement composé de lithographies, une
technique de création à laquelle le poète et dessinateur
se livra à trois reprises, en 67, en 74 et en 84. Le plus étonnant
est que Michaux dont les encres, les aquarelles ou les dessins sont typiquement
reconnaissables, livre parfois ici des œuvres relevant d’un
vocabulaire différent, comme si le traitement de la pierre le poussait
à de nouvelles expérimentations matiéristes et formelles.
Si, en quelques gravures, on retrouve le vocabulaire cher à l’artiste
: les grandes batailles d’encre noire, les formes fantomatiques
allongées, les agencements plus ou moins ordonnés, la plupart
d’entre elles échappent aux auto-références.
Elles semblent appartenir à un registre d’art primitif inconnu,
avec des formes plus massives qui auraient été érodées
par le temps. Il y a en elles quelque chose de mystérieux, d’insondable,
une étrangeté particulière qui leur confère
une présence presque magique, comme si elles étaient habitées
par quelque esprit ou plutôt par une énergie invisible. A
moins que l’homme, quelque part, ne s’y dissimule dans ses
tourments, ses doutes et ses violences ?
On retrouve en ces œuvres la part expérimentale et spontanée
que Michaux a parfois poussée jusqu’aux limites de l’inconscient
et qu’avant lui, différemment, un Max Ernst avait aussi utilisée,
offrant de très beaux morceaux de peinture avec ce même caractère
énigmatique.
Sur le plan du rendu, il n’existe que peu de rapport avec le reste
de son travail tant les matières à la fois compactes et
lâches, denses et transparentes, jouent avec la lumière,
avec les moindres accidents et donnent à ces formes une identité
intemporelle. En certaines œuvres, la gestuelle créatrice
s’exprime presque à l’état brut, dans l’élan
d’une dynamique puissante et sans remords possible : tout est dit
en un admirable tour de main, expressif et irréductible à
son apparence.
Claude Lorent
La Libre Belgique, mercredi 3 décembre 2003
La lithographie et le continuum
Henri Michaux fut entraîné une première fois vers
la pierre lithographique par René Bertelé. Il y retourna
plus tard en se laissant persuader à trois reprises (1967, 1974,
1984) par Jean Hugues.
L’incitation initiale fut à l’origine, en 1948, des
Meidosems, créatures aux gestes lents, sorties d’une nuit
profonde : Puisque vous tenez tant aux lithos dans le cadre d’une
édition de luxe, j’ai fait quelques essais en cette nouvelle
façon, qui vous satisferont – écrivit Michaux à
son ami Bertelé. J’accepterais donc de faire une douzaine
de lithos.
L’invitation répétée de Jean Hugues suscita
trois levées de lithographies dont beaucoup sont ici réunies.
Entre ces moments consacrés à la pierre, entre ce qu’il
n’est pas interdit de considérer comme trois cycles d’estampes,
il y eut des périodes de réticence, parfois même de
renoncement : Ah maintenant la litho – comme tout autre
mode de gravure ou de procédé de reproduction –
à ce seul mot je me paralyse, ne suis plus bon à rien et
certes pas à ces fameuses lithos que je ne réussis jamais,
confia-t-il à Alain Jouffroy en 1976.
Mais une telle méfiance ne pouvait endiguer tout ce qui venait
de l’espace aux ombres, frémissait et s’agitait, prenait
la forme de certains fantômes intérieurs qui sans cesse se
poursuivent : Ils passent et je ne puis les arrêter ni les tenir
groupés.
Ces présences qui reviennent à la surface s’inscrivent
ici en noir, ce noir dont Michaux dit lui-même qu’il ramène
au fondement, à l’origine ; il le considère
comme le noir du mécontent. Noir sans gêne. Sans compromis.
Noir qui franchit tout obstacle, noir dévorant.
Même s’il laisse parfois la place à d’autres
tons sourds (il y a du brun foncé, du brun rouge, du brun sépia
et du brun tapenade…), le noir domine : il assure – assume
– le continuum comme un murmure, qui ne finit pas, semblable
à la vie. C’est lui qu’il faut rendre.
Ce qui, décidément, ne finit pas, ce qui revient occuper
l’espace intransitif du papier blanc, c’est la lente constitution,
le patient établissement d’un monde. Il y a là du
végétal, de l’animal, du minéral – et
le morceau d’homme qui n’est jamais loin… Ils apparaissent
à travers une succession d’états : agglomérés,
resserrés en masses confuses et traversées de mouvements ;
ils se scindent et, s’étant séparés les uns
des autres, mobiles dans l’immobile, ils esquissent des gestes différents ;
solitaires parfois, à l’écart de ce qui aurait pu
devenir une manière d’agitation, ils occupent tout l’espace
et, sous les yeux de l’observateur, se métamorphosent peu
à peu, se creusent ou se remplissent, prennent de l’ampleur
ou s’étrécissent jusqu’à n’être
plus qu’une pièce de bois qui se dresse…
C’est peu dire que le morceau d’homme n’est jamais loin…
Dans les ténèbres et les segments lumineux de ces trois
cycles de lithographies, il n’est question, selon Michaux, que de
ses turbulences et de ses inachèvements : signes revenus
– sortant tous du type homme où jambe ou bras ou buste
peuvent manquer, mais homme par sa dynamique intérieure, tordu,
explosé (…). L’homme m’arrive, me revient, l’homme
inoubliable (…) sans tête, tête en bas, homme massue,
(…) érigé, devenu triple, devenu râteau, fin,
déroulé, éperdu, plus rarement massif (ça
arrive), répandu comme goudron.
Répandu comme goudron…
Si les aquarelles d’Henri Michaux surprennent par le mouvement acéré
des lignes colorées balayées par l’eau, si les encres
sidèrent par la rapidité du geste, si les dessins troublent
par l’élan des coups de crayon, les estampes, elles, fascinent
par la variété de leurs densités, par leurs combinaisons
d’opacité et de transparence.
Ici, quelque chose prend son temps, qui apparaît sans vraiment surgir,
qui soutient durablement le regard de celui qui lui fait face, et qui
ne consent à disparaître qu’en s’effaçant
lentement – comme dans les dernières lithographies de
1984, ainsi que semble l’annoncer un texte écrit trente ans
plus tôt : Quelle émotion ce sera quand l’époque
étant arrivée au point désirable, ayant pris l’habitude
de penser en signes, on échangera des secrets en quelques traits
« natu-re », pareils à une poignée
de brindilles.
Jacques Carion, 2003
Les textes cités d’Henri Michaux sont extraits du volume
Émergences-Résurgences, Genève, Albert Skira,
1972. La dernière phrase reprise est issue de « Signes »,
dans XXe siècle, n°4, janvier 1954. |