Perpetuum mobile

Ma peinture s'adresse à l'individu. Conçue sans émotion, vide d'intention, ouverte à toutes les projections, elle s'offre en espace d'apparition. Elle me libère du bruit de la signification. À l'œuvre, tous sens en éveil, je ne pense plus. Je m'efforce ensuite d'optimiser le résultat de mes actes purement instinctifs.
Des rectangles monochromes juxtaposés couvrent l'intégralité du support. Je vais de la couleur vers le quadrillage qui en résulte. Cette grille totalise les contours des formes contigües, qui marquent la cessation d'un ton et le départ d'un autre. Elle n'a ni teinte, ni épaisseur, ni largeur, ni profondeur. Les tensions chromatiques aux contours lui confèrent une autonomie suffisante pour qu'elle puisse se subdiviser en sous-ensembles groupant les formes selon divers contrastes ou similitudes qui induisent les associations de figures par translations et amplifications. Leurs dissociations sont causées par des inégalités de la grille et/ou par les appels de nouveaux aperçus.
Je ne me lasse pas de mon expérimentation de la couleur à l'affut du contraste – du basculement entre action et réaction. Ma peinture en exploite le moment sans le rendre définitif, en l'incluant dans le jeu de ses commutations par propagation et substitution des formes. Elle combine simultanément les trois types de contrastes ou de similitudes permis par les facteurs qui caractérisent la forme colorée (teinte, saturation et luminosité) et ceux qui relèvent de la matérialité de la couleur (texture, grain) ou de la façon de la poser (épaisseurs, laques). Ces variables déterminent les associations et dissociations, jonctions et disjonctions de formes qui instituent les permutations d'ensembles de figures.
Ma peinture tente d'induire une transmutation permanente de ses formes par réattribution de leurs contours. J'ai toujours veillé à ce que la grille, par laquelle le contour se déplace et se réattribue, ne suggère jamais l'entrelacs des suites verticales et horizontales de formes, qui enfermerait les figures dans un statut d'avant ou d'arrière plan. Je dois éliminer la suggestion de croisements au sein d'une structure forcément orthogonale, pour qu'agissent les fonctions réflexes sur lesquelles l'intellect ou le cérébral n'a pas prise, pour que toutes les figures puissent s'agréger et se désagréger, avancer et reculer, émerger et s'enfoncer. L'idéal serait qu'on tombe d'une configuration dans une autre en un perpetuum mobile.
Ma grille est inégale, rythmique, algorithmique. Des algorithmes locaux articulent les surfaces selon un jeu de régularités (rythmique des écarts) et d'irrégularités (abolitions ou ajouts de subdivisions). Il faut que le regard saute d'algorithme en algorithme… Chaque forme peut donc se détacher des formes voisines ou les annexer. Chaque forme ou groupe de formes peut être perçu comme forme ou comme fond, venir dessus ou dessous. Les émergences et les disparitions nourrissent un espace discontinu, instable, mouvant, erratique. C'est un espace ternaire dont l'une des dimensions est soit en excès soit défaillante relativement au couplage des deux autres, ce pourquoi les agrégats les plus fermes s'évanouissent au profit de nouvelles associations auxquelles on prêtera un moment une prégnance aussi forte, jusqu'à leurs extinctions au profit d'autres combinaisons. Faite d'apparitions et d'anéantissements, ma combinatoire se perpétue tant que dure l'attention.

Georges Meurant, 2013

 


 

Je vous connais surtout par un tableau vu chez Didier Devillez, et devant lequel j'ai éprouvé une très forte émotion de pensée. Oui, inoubliable. C'est un des objets de méditation les plus forts que j'ai rencontré.

Je me demande comment l'émotion peut irriguer sans cesse un ajustement si rigoureux ? Au fond, que sont pour vous les couleurs ? Ce disant, je regarde un rose placé au-dessus de deux rouges dont je ne connais pas les noms, et je me dis que le vocabulaire est singulièrement pauvre dès qu’il s’agit d’aborder les nuances, les vibrations, bref le plus intime de la relation. Avec quoi posez-vous la couleur ? Un tout petit couteau…

Le problème avec la pensée peinte, c’est qu’elle est présence dans la pensée plus que formulation. Une pensée formulée dans sa présence appelle chez le spectateur une plénitude parce qu’il est devant l’inépuisable. Il est étrange que les « conceptuels » produisent l’inverse : des petits trucs épuisés par leur compréhension. Vos tableaux déclenchent un flux, et non pas un savoir. Et ce flux équilibre heureusement le spectateur dans le courant de son regard. Ne valorisez pas l’écrit, le livre : ils sont impuissants à créer le face à face et le courant…

Je devine que l'effet de la peinture est global, bien qu’on y entre par l’attention à telle ou telle couleur, mais je ne peux rien dire de ce « global », sans doute parce que l'exprimer suppose d'abord une longue fréquentation. Que représente pareille peinture dans la méditation ? Est-ce qu'elle alimente le flux en l'intensifiant ou bien est-ce qu'elle le porte ? Si elle l'intensifie, cela expliquerait l'éjection par excès … Tout est donc calculé par vous : les rapports, les surfaces, les proportions, les imbrications, mais dans quel état le faisant ? Je veux dire : est-ce froidement ? Ceci n'est pas un miroir d'émotion. L’est-ce de pensée ? Tout s'apaise devant l'une de ces peintures. Je n'ai pas assez de pratique pour savoir si c'est de la même façon… Et si la qualité d'harmonisation est à chaque fois identique. Pas de savoir, l'abandon. Et qui suffit. Merci de cette présence au milieu du halo qui vient, qui se fait, puis se défait.

Au fond, il faudrait tenir un journal qui dirait, jour après jour, la rencontre de vos toiles (ou d’une) et qui épuiserait la répétition pour dire – quoi ? Le pur mouvement peut-être. Vous parlez d’une « quarantaine de peintures » sur vos murs. Je comprends la nécessité d’atteindre pour chacune l’état d’ « implacabilité », mais comment dire cet état ? son évidence ?

Devant vos peintures, je voudrais être celui qui regarde, passe, revient, change par elles et constate cette transmutation sans pouvoir en saisir le trajet. Le foyer est là, dans le jointoiement de leurs couleurs – de la surface de leurs couleurs – mais elles ne cessent de le renvoyer dans celui qui les regarde. L'espace en est tout mouvementé, puis il s'arrête, et le temps aussi, car il a été précipité dans la relation. Je suis retourné à Bruxelles au jour dit, mais avec un tel programme que ma journée s'est évaporée. Le soir, marchant vers le quartier de la Grand Place, je me suis arrêté devant une vitrine, longuement, parce qu'il y avait là, debout, – oui, debout – un de vos grands tableaux. Je n'ai plus vu que lui, passé dans ma tête.

Je ne sais pas si vous réinventez la peinture, mais sa nécessité certainement.

J'aimerais assez être le scribe d'un peintre. Surtout d'un peintre qui me donne à penser l'impuissance de l'écriture. Je sais que l'on peut s'asseoir devant l'une de vos toiles et partir dans sa vue jusqu'à s'y oublier. J'aime le silence que provoque la peinture, puis l'instant où il défaille dans la rumeur de la parole. Mais on peut faire taire cette rumeur.

Il est presque impossible d'exprimer une sensation parce qu'elle est sa propre expression et qu'on n'en parle ensuite que par écho. L'action d'une toile est d'autant plus complexe qu'elle déclenche toute une série de sensations, qui s'harmonisent; on n'en parle qu'en les réduisant, sauf à se laisser aller peut-être dans une circonstance exceptionnelle de confiance et de liberté. Hormis la méditation, je ne sais quelle attitude autre que le silence peut accompagner votre peinture. Peut-être un journal ? Mais je redoute les interférences. Ce qui m'a beaucoup occupé ces dernières années, c'est d'essayer d'exprimer l'effet matériel qui survient à l'intérieur du regard au contact de la surface peinte. Si j'osais, je parlerais d'un phénomène de transsubstantiation entre le regard qui ranime et la peinture qui émet. Mais j'avance dans cet air-là en redoutant fantasmes et fantômes.

Il faudrait être vous pour sentir comment s'organise le rapport des couleurs par voisinage, dimensions, « pensivité ». Le spectateur ne peut arrêter le flux : l'empilement de ses effets. Alors il titube au milieu ou bien se contente de jouir des variations du toucher mental dans un silence qui n'en est pas un. Comment nommer la qualité de ce qui s'appuie sur le silence pour parler ? La scansion colorée manque de mots. Sans doute parce que le travail depuis Diderot a été moral, psychologique, etc. au lieu d'être « intérieur ». Et l'intériorité aujourd'hui est bannie par tout l’art officiel. Tout est à inventer devant vous pour que l'espace ne soit qu'espace d'apparition.

Oui, ne compte que le mouvement de votre (de notre) nécessité, celle qui fait monter dans votre main la tête et le cœur. J'ai toujours regardé dans la surface de vos peintures la chose invisible et cependant visible, qui est le dépôt vivant – faut-il dire de votre vie ? Sans doute puisque ce mot contient la pensée sensible et l'émotion réfléchie.

Vous pouvez bien sûr publier ces divers fragments s'ils vous paraissent justes : j'en serai heureux. Mais dites-moi où en est votre travail ?

Bernard Noël
Extraits de lettres à Georges Meurant, 1992 – 2009


 

Couleurs au carré

Il en va aujourd’hui de Georges Meurant comme hier de Georges Seurat. Le pointilliste était venu progressivement à la couleur. Méthodiquement, pas à pas, avec, pour en enrichir l’étude, l’observation mais aussi la lecture, la musique, la curiosité. Chaque œuvre relevait d’une conquête et d’un émerveillement.
Lorsque, en 1987, Georges Meurant, après déjà une belle carrière de peintre figuratif et de graveur, se lance dans l’approche de la seule couleur, sa rigueur l’amène à éliminer tout ce qui ne rentrerait pas dans le champ de son analyse.
D’où l’usage des seuls petits rectangles disposés en une trame irrégulière dont les teintes vives posées en à-plats, en glacis ou en épaisseurs mates, vont animer l’énigme. Car il s’agit bien d’un exercice sur la perception où le moindre indice (un liseré d’une autre couleur, ou encore une différence de taille du module, un voisinage) peut faire basculer ce qu’on prenait jusqu’alors pour l’harmonie.

Guy Gilsoul
Le Vif/L’Express, 2 mai 2003


 

Voilà vingt ans à peu près que Georges Meurant a abandonné la représentation de la nature au bénéfice d’une prise en charge du tableau comme entité dynamique et émotionnelle. Petites ou grandes, ses huiles sur bois déclinent des espaces de couleurs, carrés ou rectangles juxtaposés en une suite continue de sensations jumelées les unes aux autres.
Il y a une décennie de cela, Meurant s’était penché avec obstination sur la symbolique des signes distillés sur les fameux velours du Kasaï. Aujourd’hui, son travail de plasticien développe une autre suite d’images qui, bien évidemment, ne leur doivent rien, mais n’en sont pas moins, elles aussi, chargées d’une rythmique presque sacrale. De leur concentration naissent des espaces immenses, l’œil réapprenant à se mouvoir dans l’infini coloré.

Roger-Pierre Turine
La Libre Belgique, mercredi 14 mai 2003


 

L’Œuvre active

Meurant met en œuvre les contrastes des couleurs, (contrastes de teinte, de saturation, de valeur), la surface des formes, leur orientation verticale ou horizontale et le traitement du contour, qui autorise ou exclut les continuités. Il ne table ainsi que sur des facteurs de prégnance. Ses couleurs sont planes, ce qui leur permet de se séparer ou de se grouper librement.
Il ne trace que des rectangles de dimensions variées dont les côtés sont tous verticaux et horizontaux, soit en prolongement soit en décrochement l'un par rapport à l'autre. Selon que le regard se pose ici ou là, certains s'agrègent en un rectangle plus grand, qui émerge un moment puis s'efface au profit d'un autre, ou d'un autre encore, toujours différent, la permutation pouvant se poursuivre indéfiniment si on lui en laisse le temps.
Parce que tous les rectangles sont de couleur unie, les permutations qu'ils opèrent sont discontinues (discrètes) et brusques (subites). Le « temps » de l'œuvre se distribue donc lui aussi selon des phases tranchées. Il n'y a pas de passages, pas de glissements ; pas de dégradés, pas de fusionnements. Tout se réarticule selon des sous-ensembles et des moments distincts. Les facteurs en jeu sont tous continus, mais ils dissocient les formes et les moments.
Meurant fonde son travail sur les mécanismes, sur les processus ou sur les facteurs qui s’exercent « hors conscience », comme ceux qui régissent la formation des formes ainsi que leurs rapports d'attraction et de répulsion, d'assimilation et contraste, qui se décident sans notre assentiment parce qu’ils ne sont – ou ne mettent en jeu – que des degrés de forces. Or toute forme est un combiné de facteurs, dont l'étendue, le contour, la direction, ou la position, auxquels s’ajoutent la teinte, la saturation et la luminosité lorsqu'il s'agit de formes colorées. Dans une forme, ce sont les facteurs de compatibilité qui l'emportent, les facteurs de contraste étant ceux qui séparent et opposent les formes.
Comme Mondrian, Meurant ne se donne que des rectangles dans lesquels les facteurs de compatibilité, de cohésion, de symétrie interne, de régularité dominent largement et doivent donc être contrariés de manière très forte pour être surmontés. Or, parce qu'il agit, plus encore que sur les formes, sur les facteurs dont elles se constituent, le peintre provoque des réorganisations et permutations incessantes et distingue par là de manière très nette, d'une part ce qu'il pose, ce qu'il inscrit ou peint – le puzzle coloré – d'autre part ce que l’œuvre induit, la succession quasi indéfinie des redistributions ou des regroupements qui s'opèrent d’eux-mêmes. Il nous conduit donc à dissocier son travail de celui de l'œuvre ; et ceci de manière d'autant plus contraignante qu’il ne fait appel qu’à des formes « stables ».
Qu'est-ce alors qu’une œuvre aboutie de Meurant ? C'est celle où se produisent les commutations les plus fortes, les plus nombreuses et les plus variées – les plus inattendues ou les plus improbables – les plus soudaines et les plus spontanées. C'est celle encore dont toutes les parties se redistribuent sans discontinuer à notre plus grande surprise. Celle où le changement est plus prégnant que la forme – pourtant très prégnante elle aussi – celle où la forme opaque, massive et statique du rectangle peint fait place à des transparences, des glissements ou des empiètements renouvelés sans fin, où les substitutions modifient les découpes, où l’activité remodèle indéfiniment le tracé.
Cette œuvre syncope le donné spatial et le donné temporel dans une même structure, un même fonctionnement, un même « espace-temps ». L'art a-t-il jamais été autre chose que l'instauration d'un champ d'ondes, d'un champ de tensions ou de forces et donc d'un espace-temps (même si ce mot laisse insatisfait). Et peut-il être autre chose si l'on envisage non tel ou tel art en particulier, mais ce qu’ils ont tous en commun, ce qui les fonde et dicte le critère de l'œuvre – dès lors que l'on distingue celle-ci du produit ?
Dans un tableau de Meurant, la disjonction de la forme et de ses commutations est l'une des plus fortes qui se puisse opérer. Lorsqu’on est face à lui, on ne peut pas ne pas voir qu’une œuvre – que toute œuvre – implique l'espace et le temps, non parce qu'elle procède de l’acte qui l’a produite et qu’elle en garde la trace, mais parce qu'elle suscite sa propre activation.
« Travailler, dit Cézanne, avec des moyens grossiers. » Sinon grossiers, du moins élémentaires. Pas de subtilités, pas d'effets de matière. Seulement l'action des contrastes sur les limites des formes. Parce qu'il supprime tout raffinement complaisant, tout « passage » facile, Meurant réussit à joindre et disjoindre l’espace et le temps, son temps ou le nôtre et celui de l’œuvre, au point que les mutations se succèdent et se perpétuent d'elles-mêmes, le peintre et le spectateur les observant du dehors comme s'ils n'y étaient pour rien.
Pas de représentation, pas de signification, pas d'expression personnelle. Au départ, une stratégie ou une combinatoire (plus étudiée qu'on ne croit) qui implique et engendre ses propres remaniements. Tout réside alors dans la multiplicité, la netteté, et la soudai-neté, des commutations qui s'ensuivent et qui se succèdent sans fin.
Mais si toute œuvre – dès lors qu'elle est une œuvre – est un espace-temps, ou un Champ spatio-temporel, ce ne peut être le temps qui s’écoule et s’évanouit. C’est au contraire un temps-source, un temps originaire, un temps inaugural qui échappe à l'entropie. Lorsque le peintre a quitté son travail, ce travail se poursuit, la perception le poursuit, à condition qu'il se fonde sur le mécanisme ou l'automatisme réflexe (action-réaction, stimulus-réponse, attraction-répulsion, assimilation-contraste) qui est le ressort ou le moteur de l’œuvre – comme de toute chose – puisqu’il est ce qui instaure et perpétue en elle la réciprocité.
Si le peintre s'appuie, plutôt que sur des formes, sur ces relations obligées qui opèrent « hors conscience », je veux dire « en nous mais sans nous », et notamment régissent les faits de perception, il dépasse l'ordre des formes pour accéder à celui des fonctions. C’est alors que l’œuvre accomplit sa transmutation, que ce soit de façon flagrante – et emblématique – comme elle le fait dans celle de Meurant, ou qu'elle réalise de façon plus secrète le changement d'ordre qui est la raison d'être de l'art.

Jean Guiraud, 2003


Dès que je ne pense plus, je pose la couleur vive. Je m’en tiens aux rectangles contigus en grille droite inégale. Je joue d’oppositions et d’affinités aussi variées que possible dans un rapport d’ordres et de désordres relatifs. Un signal attire l’œil, une configuration se détache un moment. Bientôt d’autres combinaisons la supplantent, puis d’autres, indéfiniment. Plus j’agis vite, plus s’enchaînent les apparitions et les disparitions. Une houle de sensations fait et défait l’étendue. Je prends du recul. Je corrige des écarts pour amplifier la fonction qui s’effectue, contraignante tant que dure l’attention. Sa dynamique est active sous n’importe quelle lumière. Qui la regarde s’y voit vivant. L’émergence renouvelée suffit à abolir l’inertie de la matière actée. La permutation se perpétue au cœur d’une faille auto-entretenue. Je me reconnais dans ce dépassement sans transcendance. Son chant ne suggère rien. Aucune réminiscence ne le hante.

Georges Meurant (janvier 2006)