Stéphane Mandelbaum : le cri
d’un désespéré
Stéphane Mandelbaum aura traversé le
microcosme de l’art belge à la vitesse du supersonique !
Délesté de sa vie pour cause de fréquentations interlopes
et de machinations assassines du plus bas étage qui soit, le dessinateur
prodige n’aura, il est vrai, brillé que peu d’étés.
Ce qui ne l’aura pourtant pas empêché de nous léguer
un travail à la force de frappe d’une étonnante tonicité.
Commise en si peu de temps, l’œuvre foisonne de références,
de mises en demeure, de convulsions, de dénonciations d’autant
plus justes que lucides, convaincues. Vécues sur le terrain, au
péril d’une mort annoncée. Cette mort qu’il
aura traquée dans ses feuillets avec une rare énergie du
désespoir. Son confrère en art Georges Meurant, écrit
« À l’école puis dans les galeries, Stéphane
Mandelbaum (1961-1986) met en scène la mort et le sexe. L’exposition
restitue, dans sa diversité, l’œuvre provocatrice, désespérée,
d’un adolescent rebelle, au regard acéré. Celle-ci
témoigne d’une densité humaine exceptionnelle, par
la facture magistrale d’un dessin parfois peint ou rehaussé
de couleur. »
Primordial constat : nonobstant le temps passé, les images de Mandelbaum
semblent avoir encore gagné en force d’impact, en vérité.
Elles sont, il est vrai aussi, tout ce qui reste d’une voix d’homme
en quête de cette honnêteté des consciences qu’il
croyait, par erreur aussi, pouvoir trouver là même où
il s’était perdu. Trait vif, virevoltant, accusé,
tempétueux, à l’huile, au crayon, au bic même…
Mandelbaum était de la race des seigneurs d’une image qui
donne à penser, qui bouscule les inerties.
A la manière des bédéistes, mais avec un talent autrement
dense, il parvenait à nous restituer des histoires d’autant
plus vivantes que lourdes de sens, de tragique. Avec ses 25 pièces
originales, souvent inédites et en provenance de collections privées
jalousement gardées jusqu’à présent, et ses
15 gravures éditées pour la toute première fois,
l’exposition nous offre un parcours explicite dans cet univers tendu,
percutant à l’extrême. Parallèlement, le galeriste
nous met l’eau à la bouche avec quelques toiles d’un
artiste anglais. Ce John Richard Ballard (Liverpool, 1951) est un peintre
de la meilleure veine, celle qui vous surprend !
Roger-Pierre Turine
La Libre Belgique, mercredi 1er octobre 2003
Le rêve de la réalité
À l’école puis dans les galeries, Stéphane
Mandelbaum (1961-1986) met en scène la mort et le sexe. L’exposition
restitue, dans sa diversité, l’œuvre provocatrice, désespérée,
d’un adolescent rebelle, au regard acéré. Celle-ci
témoigne d’une densité humaine exceptionnelle, par
la facture magistrale d’un dessin parfois peint ou rehaussé
de couleur.
Chronologiquement : Shoret, le boucher rituel juif, une
huile épaisse des débuts ; des gravures dont l’espace
s’effectue dans le miroir d’une matrice, épreuves tirées
sauvagement par l’artiste, d’une eau sombre qui ne masque
cependant pas l’acuité des morsures ou des incisions ;
une mine de plomb fouille le sensible ; au cœur de l’œuvre
l’explosion du talent instinctif dans les formats moyens (une douzaine,
au stylo à bille ou au feutre, dont quelques Guernica,
un Dyer, un Nasser) ; un Buñuel,
grande peinture fluide de la maturité précoce ; puis
des homosexuels en projets de cartes postales, à la fin d’une
décennie de création prolifique, sans guère de déchet.
Et quelques traces de la part intime de l’œuvre, une imagerie
faite pour soi à temps perdu, jetée ou donnée, en
mutation naturelle, sans césure, de l’enfance à l’abandon
du geste créateur (qui anticipa d’un an la perte de la vie).
Celle-là explore les possibles, non sans humour, à travers
la fonction ludique : errance en Chine, inventaire de coïts
d’une grâce pariétale. Elle fut le laboratoire des
façons de faire, l’alternative à la présentation
encore classique de la geste démonstrative par laquelle l’artiste
s’imposa.
L’œuvre officielle ne puise presque rien au quotidien. Elle
exploite des photographies dont l’espace est indéfini ou
écrasé, éludant la profondeur des décors.
Elle sonde les apparences de célébrités (tous sont
morts, beaucoup suicidés ou assassinés) dont le sort perpétue
sa question ou son appel. Le bruissement de l’œuvre minime
l’envahit par la marge – graffiti de sauvegarde, rappels
à la vie – sans en couvrir le cri. Tel est l’enjeu
des formats moyens, désordres actifs investis des bribes culturelles
grapillées par un presque illettré qui maîtrise le
dessin, dont le bagage est superficiel mais qui comprend d’instinct
ce qui lui est essentiel.
L’œuvre n’est pas pensée ou réfléchie.
En errance, en dérive, elle fixe cependant des configurations de
sens complexes, radicales, dans un détachement qu’on prendrait
à tort pour du cynisme, qui est l’absence d’affects
qui dynamise l’action. Le temps de l’imagerie était
devenu machinal après l’enfance, celui de la démonstration
fut de plus en plus frénétique, d’une urgence nécessitée
par les délais très brefs que Mandelbaum s’accordait
pour rassembler les éléments d’une exposition, qu’il
ait voulu cette stratégie pour énergétiser ses compositions,
ou qu’il l’ait subie.
La représentation est par nature fiction nostalgique, tournée
vers le passé (un passé antérieur pour l’œuvre
officielle de Mandelbaum ; son imagerie intime inclut du futur au
jeu du « on disait que »), bien qu’actualisée
par l’action créatrice, que les peintres s’apprennent
à vivre dans un présent en extension, au ralenti qui caractérise
la perception des événements exceptionnels. La présence
à l’acte créateur, jamais assez « réelle »,
ne comblait pas l’artiste. Il n’éprouvait pas au travail
cette pleine sensation d’être qu’il découvrit
lorsqu’il se mit radicalement en péril, durant les instants
de passage à l’acte poétique « véritable »,
l’attaque l’arme au poing et la fuite, avec ou sans le butin...
Son œuvre est faite toute d’apparitions émergées
de l’espace non incarné du rêve, dégagées
du support resté blanc ou projetées sur celui-ci par le
travail d’écarts minuscules taillés dans le détail.
Un tournoiement des contrastes, les variations d’intensités
d’un éclairage sans ombre tendent à la spatialité
plus qu’à la vraisemblance. Les grands formats présentent
ces fantômes au double de la dimension naturelle. Les formats moyens
répètent inlassablement les mêmes tronches à
vif, scrutées comme pour découvrir un fatal secret. Cet
exercice fait évoluer l’œuvre, le détail est
simplifié, amplifié, tandis que l’énergie du
geste accomplit la pulsion qui l’instaure et suffit à mimer
le surgissement des masques et des attitudes.
Des licences de l’imagerie au rendu réaliste comme le rêve,
l’ensemble vit du vide qui l’a suscité ou dont il émerge,
du détachement de l’artiste qui fait de son produit un réceptacle
ouvert à nos émotions, de la présence ressuscitée
par les combinaisons subtiles de gestes fulgurants dont l’action
se perpétue sous nos yeux.
Georges Meurant, 2003 |