L'œuvre de la semaine : La vie passe, le souvenir demeure

Voit-on le temps passer quand on est artiste ? Et les ans peu à peu nous préparer à être octogénaires ? Pour Arié Mandelbaum (°1939), le moment est sans doute venu de resserrer l'espace autour de lui alors que la même angoisse d'être né juif à l'heure du nazisme, demeure ancrée.

Si son œuvre s'est ainsi nourrie d'avoir vécu de près ou de plus loin, les récits et les images de l'enfer concentrationnaire, c'est à partir des chefs d'œuvre anciens comme ceux de Masaccio ou Grunwald dont la représentation de la "Crucifixion" le fait encore trembler d'émotion qu'il revisite son temps. Ces figures tutélaires sont alors traversées par un souffle éblouissant au cœur duquel apparaissaient les tracés jamais définitifs, toujours interrompus, superposés, griffés, appuyés ou si légers, parfois blessés et marqués alors au rouge d'une coupure. Mais s'il y avait bien le passé, le présent des jours s'impose toujours en retour. Il y a eu la vie, les amis, les voyages, les silences puis la mort d'un premier fils, Stéphane, assassiné puis d'une deuxième, mort dans un accident de voiture. Celle d'autres, proches ou frères de sang. Et maintenant, l'urgence de faire se côtoyer, dans une galerie de portraits, les visages de ceux, disparus ou non, qui ont compté. Qu'il a aimé. Et d'abord ceux de sa famille, les grands parents, les parents, les compagnes, les petits enfants et, parmi eux, le seul survivant de ses fils, Arieh-Serge. Un visage, les paupières closes, la tête baissée. Pour dire à la fois le sujet et le lien établi entre ce dernier et le portraitiste, le travail au trait fait vibrer le blanc du papier et, par contraste, une chevelure rebelle en vapeurs menaçantes. Pour certains de ces visages, l'artiste bruxellois s'est inspiré de photographies retrouvées et parfois du seul souvenir. Et puis, comme le fit Jan Burssens (1975-2002), cet autre merveilleux portraitiste, il cherche aussi à rejoindre par le tracé, des hommes qui ont compté dans sa vie. Des peintres comme Velasquez, Rembrandt, Piero della Francesca mais aussi Rothko ou encore Twombly. Comme chez le peintre flamand dont la vision expressionniste cherchait à corriger la peur sous-jacente, Arié Mandelbaum, à travers un dessin "à voix basse", clame dans un autre tempo, la victoire de l'art sur le temps.

Guy Gilsoul,
Le Vif Focus, 18 février 2018

Bruxelles, Galerie Devillez. 53 rue Emmanuel Van Driessche. Jusqu'au 24 février. Du jeudi au samedi, de 14h à 18h30, et sur rendez-vous.

http://focus.levif.be/culture/arts/l-oeuvre-de-la-semaine-la-vie-passe-le-souvenir-demeure/article-normal-801415.html

 


Le vertige de l’indicible

On attend toujours avec impatience l’annonce d’une exposition d’Arié Mandelbaum. A 65 ans, l’artiste bruxellois poursuit une œuvre rare, qui réclame le regard rapproché et le silence.

Dans son atelier, loin du monde, Gauguin avait accroché des reproductions d’œuvres grecques, égyptiennes, italiennes et françaises. Pourquoi, si ce n’est pour à la fois lui rappeler sa culture et pousser toujours plus loin l’expérience de l’Art dont il devinait les exigences ? Dans son antre bruxellois, Arié Mandelbaum fait de même. A ses côtés figurent Masacio, Piero della Fransesca, sans doute bien d’autres. Mais, à la différence de Gauguin, qui s’était volontairement exilé afin de vivre immergé dans la nature primitive, Mandelbaum paraît vivre dans un « non-lieu » et dans un « hors temps ».
Le thème du « nu », au centre de son travail, indique assez clairement sa volonté de détachement. Quand il y a décor, celui-ci (un lavabo, une chaise, un tuyau) sert avant tout à cerner et à encrer la figure humaine dans le blanc du papier. De toutes parts, l’éblouissement domine, mord, dissout les contours qui ripostent à coups de tracés courts, courbes, isolés par d’autres vides, plus petits, qui constituent les interstices de la forme. On voit à peine apparaître le sujet. Parfois, ce « nu » renvoie à d’autres, illustres et depuis longtemps consacrés par les musées italiens de la Renaissance. Parfois, comme dans les seules représentations de visages, on devine le modèle et la pose anonyme, rarement le véritable portrait. Les orbites, vides, sont à leur tour englouties par la lumière. A bouche s’entrouvre, mais le son ne sort pas. Le cri, comme chez Munch, est avant tout celui de la composition entière, soit, ici, une angoissante sensation de « décomposition ». Ce n’est pas un hasard si tous les dessins commencent par le tracé du nez, axe de symétrie, direction dominante, souvent oblique, autour duquel glissent les lèvres et les yeux. Un nez qui pourrait renvoyer métaphoriquement au tronc de cet amandier (« Mandelbaum »), que l’artiste dresse dans d’autres compositions et, de là, au seul signe dressé, tout à la fois père et ordre. Pas de mot en deçà, pas de regard au-delà.
Mais, si les maîtres du quattrocento (on songe à l’Adam et Eve de Masacio) aident Mandelbaum à situer ses « nus » à l’aune de valeurs humanistes, c’est aussi pour mieux descendre et affronter l’enfer des siens, la difficulté d’être dans ce non-lieu de sa propre judéité. Alors, lui qui, voici bien longtemps, tenait haut les slogans de révolte et l’utopie communiste, regarde ou, plutôt, respire l’odeur des souffrances d’un peuple, le sien. Par-dessus certains nus, on reconnaît alors le profil d’une sinistre arcade : la porte du camp de concentration. Dans d’autres compositions, la file des femmes évoque la marche vers la mort usinée. Et la douleur, alors, par-dessus la préparation blanche au gesso, par-dessus les infinités de tracés au fusain sec, par-dessus les voiles de couleurs pâles, rougit les surfaces. La tache enfle, la teinte se laisse aller à l’une ou l’autre coulure. Abandon. L’œuvre de Mandelbaum doit s’approcher plus près encore. Naissent d’autres tracés courbes qui disent le plan, la déroute et la profondeur, le vertige. On devine même des grains, voire de la poudre de fusain qui, peu à peu, rendent vie à l’absence immaculée. La technique de la gravure (à la pointe sèche) convient ici au propos, et de même son format modeste qui force le visiteur à se pencher, comme on se penche sur un mourant afin de mieux entendre le souffle et les mots à peine audibles.
Enfin, il y a dans l’exposition une œuvre à part : un autoportrait, magistral, violent avec un regard borgne mais terrible, marqué à la serpe par une chevelure rebelle et une bouche dont les dents mordent et enragent. C’est que la colère habite cette angoisse-là, la violence d’un artiste hanté par ses liens, habité par ses frères de sang et de culture. Marqué au blanc d’un vide impossible à combler.

Guy Gilsoul
Le Vif/L’Express, 3 juin 2005


Béant

Often in these new works by Mandelbaum the wound is painting the body. The principal colour of the wound is sanguine. Reminiscent of the coloured chalk used by the artists during the Renaissance and afterwards, when drawing the bodies of martyrs or portraits of declared ephemeral beauty.
A wound is an orifice, a way in and out, and all the natural orifices of the body are focal points in these paintings because they recall the lips of the wound. The wound is not recent, yet it is unhealed.
As well as bodies we see objects – a radiator, a metal chair, a fuse-box, a television – these show that the wound is surrounded by daily life. Sometimes the arrangement of the painting refers to a much earlier image – Masaccio’s Adam and Eve or a fresco by Piero della Francesca, and these references suggest that the wound is old, was perhaps there from the beginning.
What does it mean to say that a wound is painting a body? All drawing, even when done directly from life, involves memory; here memory is inseparable from a memory of pain. The solitary wound is searching for the company of other orifices, or for the company to be found within them.
A wound is also a loss, and so it looks for what remains of bodies who have gone or will go. It proceeds by touch, not the touch of fingers, but of consanguinity, in the basic literal sense of the word, of bloodstain touching bloodstain.
Then why are these sheets of paper – which are like dressings lifted off a wound – nevertheless calm, reassuring, affirmative? The French word béant may help.
Béant – gaping. A gaping wound. Yet the adjective comes from the verb béer – to be open, or, figuratively, to dream, to muse, to wonder. A somewhat similar “alliance” subsists the English adjective tender, meaning painful or sore, and, at the same time, gentle, loving.
The wound gapes at a closed eyelid, the hollow behind a knee, the lobe of an ear, the smile of a pair of lips, the pit of a neck, the crepe de chine folds of a scrotum, a vagina’s tongue. Arié’s paintings, containing pain, continually marvel at what the body is like.

John Berger