La pratique de la belle peinture

Sur le ton appliqué, analytique et ironique, Jacques Lennep renoue avec la peinture sans lâcher les mots

Il avait lâché le pinceau pour le crayon, mais au 2195e devoir il l’a déposé pour reprendre l’autre. Si le moyen d’expression a changé, s’il s’agit ici d’une série de peintures au sens strict du terme, le principe fondamental d’expression reste le même. On se souviendra qu’au début des années septante, Jacques Lennep a formulé le principe de l’art relationnel et qu’à l’époque déjà, en peinture et en d’autres moyens d’expression, il le mettait en pratique.
Cette voie, visiblement il la traçait définitivement. Quant à sa manière de peindre, à la fois précise, appliquée et neutre, elle correspond à ce qu’il proposait naguère. L’artiste se montre donc d’une remarquable fidélité à lui-même, embarqué dans un langage plastique volontairement pluriel et associatif dans lequel le mot et même la phrase, l’écriture, ont autant la parole que les formes et les couleurs.
Le but est de dire, non de représenter ou de créer ex nihilo une belle peinture « inspirée ». En ce sens, l’entreprise picturale de Lennep relève d’un concept et en est une application systématique, ce qui sous-entend le rejet de la belle peinture rétinienne. Mais la réalisation n’en est pas moins, à sa façon différente, aussi un petit morceau de bravoure.

Clin d’œil

Parlant donc de peinture, l’artiste qui ne manque pas de s’adresser un petit clin d’œil à notre cher Magritte – tient-il du surréalisme pour autant ? certes non – puise dans les riches puits du XIXe siècle pour sortir quelques détails d’œuvres de premier choix, les pose dans un environnement pictural adéquat tenant de l’analyse et commente l’extrait. Froidement décrite comme elle est froidement exécutée, la peinture pourrait paraître docte… s’il n’était un détail, un mot, une expression qui engagent le tout sur la pente glissante. Et si le tout, si bien peint et si bien organisé, finalement se ramassait, n’était tout simplement que ce qui est montré, décortiqué, qu’un savoir faire et pas autre chose qu’un morceau de peinture ?
Ce faisant, non sans ironie critique, l’artiste interroge le statut de l’image et s’approprie une bonne part de l’histoire de l’art moderne en le citant avec malice et semble nous dire : « je ne suis pas dupe, je sais ce qu’est cette peinture, et même la peinture », preuve à l’appui par les « peintisseries » et autres « peintoucheries  » réalistes sur fond noir !

Claude Lorent
La Libre Belgique, Mercredi 17 mars 2005


Récusant toute orientation rétinienne de la peinture – son but n’a jamais été de reproduire le réel tel que le regard le perçoit –, Jacques Lennep a assigné à sa recherche une fonction relationnelle. Placée sous l’égide du CAP – Centre d’Art Prospectif initié en 1972 et auquel participeront, outre Lennep, Nyst, Lizène, Herreyns, Horvath, Courtois, Ransonnet – celle-ci a fait appel à une diversité de médias (installation, photographie, vidéo, appareil muséal…) sans jamais négliger pour autant la pratique du peintre.
Forte de son statut « classique », la peinture est rapidement apparue aux yeux de Lennep comme le lieu même d’une définition problématique de ce que Jean-François Lyotard qualifiera de « condition postmoderne ».
Ainsi reconsidérée, la peinture invite non seulement le spectateur à déconstruire intellectuellement ce principe de représentation que les avant-gardes elles-mêmes avaient précisément récusé au début du siècle passé. Expérience fondatrice, l’abstraction n’est pas absente de l’œuvre de Lennep. Celle-ci ne s’en déduit pas simplement. Disons –-pour être bref – qu’elle relève davantage d’une textualité typique initiée au seuil des années soixante dans le prolongement de ce qu’on appelle aux États-Unis la French Theory (Deleuze, Guattari, Lyotard, Foucault, Derrida, Barthes…). Unique, l’image le reste par son mode de présence. Sans pour autant se constituer en présence stable. Son évidence ne relève pas du regard, mais de sa déconstruction. Singulière, -l’ima-ge se fait mentalement plurielle en se démultipliant dans l’esprit de chaque spectateur. Celui-ci devient lecteur. Relationnel, l’art de Lennep n’en est pas moins littéraire. Par cet aspect précis, il s’inscrit dans le prolongement du surréalisme.
On se souvient de ses toiles des années 70 et 80 où un ample geste noir venait occulter partiellement l’objet représenté selon une parfaite illusion mimétique ainsi qu’un texte parfois réduit au fragment. Le peintre invitait le regard à une lecture incomplète. Celle-ci exigeait l’intervention de l’imaginaire pour lier l’image –-et à travers elle une certaine tradition qui s’y maintient en suspension – au texte jusqu’à inventer un sens nécessairement virtuel puisque sans référent réel.
Ce sens du récit construit sur l’appropriation par le regard d’une image née de la déconstruction d’un lieu, d’un objet et d’une action selon certaines règles représentés n’a cessé d’habiter Lennep. Les œuvres présentées à la galerie Didier Devillez témoignent du travail accompli depuis que l’artiste a bénéficié de la légitime « remise de peine » le libérant du pensum alimentaire que constituait son rôle, lui aussi très postmoderne, de conservateur de musée. Le peintre est ainsi revenu vers deux toiles commencées en 1993-1994. Il serait faux de qualifier sa nouvelle série de conceptuelle tant le peintre a privilégié la liberté narrative sur les prétentions théorisantes. Chaque tableau est le fruit – amer parfois – d’un regard porté sur le métier en citant tel peintre, telle conception de la peinture sans pour autant y chercher un hommage ou la construction d’une tradition. Manière sans doute de laisser l’historien de l’art – ce Van Lennep évadé de la Place Royale – fouiller la mémoire du peintre. Chaque toile contient le mot « peinture » reporté en lettres mécaniques. Chaque image cite, évoque, moque, critique, déconstruit, analyse, fustige. Lennep joue de la toile comme d’un tableau noir où vient se déployer une équation visuelle : un détail de peinture mis en scène, un récit suggéré, une mécanique de langage mise à plat. Sans mystère, sans système. Sans théorie intempestive.
Pourtant, ces tableaux témoignent d’une logique. Le même détail qui renvoie à l’histoire de la peinture traduit aussi une présence : celle de l’objet peint qui devient une sorte de référence abstraite. Un peu comme cette « pipe » de Magritte qui s’interdit en même temps le règne du même pour ne fonctionner qu’à l’identique. Mais l’identique de quoi si ce n’est de l’objet quotidien que Lennep va chercher pour le reproduire avec l’aveuglement consenti de quelque minutieux tâcheron. Ainsi, du motif à l’objet, de la référence à la banalité d’usage, le principe de relation fait retour. Et si la pêche peinte par Rik Wouters a plastiquement disparu pour obéir à la dynamique du langage moderne, Lennep la restaure dans son exactitude mimétique pour inviter chacun à reprendre sa liberté d’interprétation.
Ce travail d’indice n’est pas neuf. Déjà dans les années 80, Lennep avait présenté chez Isy Brachot une série de peintures de pâtisseries. Et de revenir vers ce premier ensemble aujourd’hui dispersé. Reprenant la série rebaptisée peintisseries à laquelle s’ajoute celle des peintoucheries, Lennep s’attache à la qualité concrète de la peinture. Substance et évidence mimétique s’y opposent selon un dispositif initié par Magritte. Image et langage cessent de s’épauler pour mieux affirmer leur domination conjointe. Leur opposition dans le domaine innommable – à demi vrai à demi faux – de l’image consacre le règne de l’indéterminé et de l’imprévisible. Le règne d’une poésie visuelle qui fait de tout tableau promesse de récit.

Michel Draguet