André Lambotte

Vous avez dit infinitésimal ? Il est évident que si on compare ces travaux aux anciens, André Lambotte a parcouru bien du chemin. À reculons, en quelque sorte, si on considère que son œuvre se resserre, que l’infime touche au crayon s’amenuise encore, que la pointe taillée Dieu sait comment croise de façon toujours étroite avec le trait d’à-côté ou celui d’en dessous. Hachures légères et minuscules, de guingois, comparables à de minuscules brins d’herbe procèdent bien d’une sorte de pointillisme, de tissage. Une texture chaque fois différente joue de tons, de demi-tons, de quart de tons subtils et lumineux… Rien (ni forme, ni figure) n’émerge ni ne vient troubler l’eau tranquille de ces confidentiels et magnifiques dessins. Leur force et leur charme résident dans leur atonalité apparente, leur sérialité qui se joue de la lumière, et s’éclaire selon l’heure du jour.

C’est fascinant. Aujourd’hui plus qu’hier, Lambotte navigue dans la haute mer de l’indifférencié et du microscopique, dont on sait, depuis que les Orientaux nous l’ont enseigné, qu’ils peuvent confiner au grandiose. Chaque dessin fait songer à une peau, dont le grain ne cesse de s’affiner, de se velouter des mille nuances, des mille effleurements du sang qui l’irrigue.

La rythmique, pourtant, est toujours la même, un point à l’envers, un point à l’endroit. Mais un très léger dripping à l’encre prête une tactilité nouvelle à l’ensemble. Distillé goutte à goutte, le temps est captif de ces semis envoûtants.

Danièle Gillemon
Le Soir, mercredi 26 septembre 2007


L’énigme de l’univers

André Lambotte poursuit une œuvre en rythmes, variations chromatiques et pouvoir de fascination

Cette exposition constitue une étape marquante dans l’œuvre d’André Lambotte (Namur, 1943) dans la mesure où elle rompt avec une des données qui fut quasi invariable depuis 1972 : la référence plus ou moins implicite à la ligne d’écriture. Celle-ci imposait généralement une lecture a priori horizontale de chaque œuvre. Quelques exceptions ont confirmé cette règle, notamment les tressages.
En abandonnant cette contrainte qu’il s’était librement imposée, André Lambotte s’offre comme une nouvelle liberté, un champ d’exploration désormais infini et accentue plus que jamais la notion de all over. Chaque dessin au crayon de couleur et encre de Chine est plus dense que jamais et sollicite davantage que précédemment notre acuité de perception. La couleur y joue un rôle primordial. Tout d’abord, parce qu’elle impose une gamme de tonalités et une luminosité : tantôt le bleu, l’orange ou le vert ; tantôt la clarté presque solaire quelle que soit la teinte ; tantôt une approche essentiellement en sourdine. Ensuite, parce qu’elle impose, par une succession de ponctuations plus ou moins régulières, des rythmes à la fois saccadés et imprévisibles, ou des ondes variables qui transmettent comme une musicalité chromatique. Conjointement pourtant, l’apport des nuances apporte aux œuvres une énergie qui les atomise tout en conservant leur concentration comme en un microcosme grouillant, vivant, mouvant.
Les effets optiques obtenus ne sont pas uniquement provoqués par les couleurs. Les traits multiples et répétés, leur intensité variable et l’apport du noir de Chine créent des tremblements qui empêchent l’œil de se fixer en un endroit précis, car il se retrouve directement sollicité par son voisin, ses voisins, alter ego cependant, tous différents. Cette multiplicité et cette singularité — jointes aux variations chromatiques, aux espaces, aux scansions, aux superpositions et débordements, aux innombrables irrégularités — finissent par créer un univers en soi qui échappe finalement à l’entendement.
Il y plane un mystère, une énigme que l’on pourrait croire propre à cette abstraction, mais qui, probablement, rejoint l’interrogation fondamentale sur l’immensité incommensurable de l’espace lui-même.

Claude Lorent
La Libre Belgique, mercredi 3 octobre 2007


 

Le catalogue de la rétrospective Écrire le temps, obstinément – travaux sur papier 1972-2005 d’André Lambotte, organisée à la Maison de la Culture de Namur en septembre-octobre 2005, se termine sur un travail de petit format intitulé : Promenade à la Falaise rouge / Séquence 1

Montrant des travaux réalisés depuis cette rétrospective, l’actuelle exposition d’André Lambotte compte deux séries de grands papiers. La première, intitulée à nouveau Promenade à la Falaise Rouge, constituée de cinq œuvres (*), fait immédiatement suite à la conclusion de sa rétrospective. La deuxième, datant de la fin 2006 et du début 2007, intitulée Seconde promenade à la Falaise Rouge, présente trois œuvres, de même format que la première. Elles sont inspirées de deux poèmes en prose du poète chinois Su Dongpo, qui a vécu au XIe siècle sousla dynastie des Song.
Une troisième série, Arrière saison, constituée de six papiers carrés de petit format (*), vient s’insérer entre les deux autres tels des travaux de frimas et de réclusion calfeutrée marquant le temps du souvenir de la promenade amorcée à la fin de sa rétrospective et l’attente de la suivante, aujourd’hui accomplie.

Tout comme Blues, œuvre reproduite en couverture de son précédent catalogue au format 1/1, technique mixte sur papier aux tonalités bleues vertes entrecoupées de quelques fins traits de rouge, ou Séquence 1 qui conclut sa rétrospective, aux tonalités plus chaudes sous les traits noirs et acérés de l’encre, les œuvres exposées ici sont toutes des travaux aux crayons de couleur et à l’encre de Chine sur papiers vélin d’Arches.

La connotation à la fois colorée (rouge) et frontale (la falaise) des promenades tout comme la mélancolie qui sourd de l’arrière-saison soulignent l’importance prise aujourd’hui par la couleur dans l’œuvre d’André Lambotte. Le développement de son évolution créatrice, depuis la fin des années 70 jusqu’au début des années 2000, montre sa lente mais inéluctable mise en éclat et son réchauffement, quasi imperceptible au départ puis pleinement affirmé dans les travaux les plus récents. Du noir de l’encre de Chine aux lavis puis aux crayons et craies de couleur jusqu’aux techniques mixtes actuelles, cette irruption de la couleur, d’abord monochrome, passant des gris bleutés ou violacés aux bleus plus ou moins soutenus, aux verts tendres et printaniers puis aux teintes automnales, affirme aujourd’hui la vivacité et la prégnance des jaunes, des oranges, des rouges parallèlement à la maîtrise des verts, des bleus ou des gris luminescents.

Ses travaux ne nous confrontent plus à un récit, une dérive d’écriture dont la subtilité du signifié a été patiemment délinée dans la répétition du geste encré. Ce sont maintenant des paysages intériorisés qui appellent notre attention, souvenirs d’un moment fugitif ou au contraire d’une contemplation soutenue vécus par l’artiste au rythme des récurrences saisonnières ou des variations de lumière dont l’inconstance modifie le site rencontré au hasard de la promenade ou la vue depuis la fenêtre de l’atelier, tout en confirmant sa permanence. Ces paysages hors-champ, essentiellement introspectifs, nous proposent pour seule démesure celle d’un temps autrement retrouvé. Temps déjà vécu, patiemment rendu, dont l’intensité est vivifiée par le vibrato du moiré qui ne cesse de sous-tendre chacun de ses travaux, où la suite et l’accumulation par couches successives des traits de crayons de couleur, le tacheté du dripping, les hachures de l’encre de Chine, font osciller le regard, auquel il les donne à voir comme autant de plains champs de modulations de fréquences. Par de là la lecture de son travail que l’artiste proposait jusqu’à la conclusion de sa rétrospective comme une suite linéaire de séquences ondulatoires régulées et ordonnées, ses dernières oeuvres s’affirment aujourd’hui comme des suites d’essaims vibratiles sur papier, incitant notre regard à y voltiger, y bourdonner, au gré des propositions rythmiques autant aléatoires que formellement maîtrisées de leur cinétisme chromatique.

Rythme régulier ou dispersé selon la succession et la superposition des couches, des traits de crayons, rythme risqué, syncopé du geste du dripping, rythme régulateur du tracé de l’encre : la patience de la répétition, les passages du sec à l’humide, de la dispersion à la concentration, modulent l’ordonnance de la mise en œuvre, la persévérance du geste, la lente efficacité de son application. Afin de pouvoir mener l’œuvre à son plein aboutissement, l’artiste vit le processus créateur comme une éthique.

Pour le Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique, André Lambotte a consacré une étude à la contrainte librement consentie dans la peinture contemporaine. Il ne fait aucune allusion dans son texte à son propre travail artistique. Pourtant celui-ci résulte d’une identique contrainte librement consentie : celle de l’ascèse de la durée, de la répétition, de la constance, de l’exigence du geste, du dépassement de la fatigue, toutes disciplines qui lui permettent de s’affranchir de la mode, des convenances, du spectacle des dogmes de la modernité ou de la contemporanéité, mais aussi de ses propres acquis, habitudes ou préalables. Cette éthique de la contrainte, cette ascèse créatrice vont de pair avec le refus de tout rite, rituel ou règle pouvant faire obstacle à son évolution créatrice. C’est pourquoi, enfin aboutie, chacune de ses œuvres est affranchie du temps de l’artiste, des aléas de sa mémoire, de la durée de son processus créateur. Désormais, le temps de l’œuvre est devenu celui de sa contemplation, son autonomie celle de ses rythmes propres et de son ordonnance structurelle.

Tout comme un travail sur papier d’André Lambotte, un poème chinois est à la fois peinture, dessin, écriture. Tout comme le regard porté sur ses travaux actuels, les idéogrammes qui composent le poème ne doivent pas être disposés selon une ordonnance unique mais peuvent l’être au gré de leur auteur de haut en bas, de bas en haut, de gauche à droite, de droite à gauche. Outre ces connivences formelles, qui nous ramènent face à la falaise rouge, une autre, cette fois spirituelle, peut être rappelée à propos de l’exigence éthique de l’artiste. Dans la tradition occidentale, la position de l’intellectuel est généralement de participer au monde pour y apporter sa contribution critique. Par contre, dans la tradition chinoise, l’intellectuel, (qu’il soit poète, peintre, calligraphe et quels que soient ses fonctions ou son rang) vit son œuvre en dehors du monde, conçoit son travail et son exigence créatrice comme une retraite qui permet de préserver l’œuvre des contingences du spectacle de la contemporanéité et d’assumer son processus créateur en pleine liberté de ses moyens. Dans ce sens, les réflexions du musicien de jazz Steve Lacy, plusieurs fois citées par André Lambotte, gardent aujourd’hui tout leur sens : « ‘Communication’ ? Je ne sais pas, ce n’est pas un mot efficace pour moi, c’est un terme qui ne me vient jamais. Parce que ça implique quelque chose que je refuse un peu, ça implique qu’il y a autre chose. Pour moi, dans la musique, il n’y a pas autre chose, ça ne signifie pas autre chose que soi-même. C’est une substance et ça contient tout ce qu’on veut, ça contient une vie et toutes les valeurs là-dedans, mais ça ne communique pas autre chose que soi-même. (…) Moi, je la fais cette substance… »

Michel Baudson
(a.i.c.a.)


André Lambotte (Namur, 1943)
Expose régulièrement depuis 1973 dans nombre de galeries, musées, centres d’art contemporain (Bruxelles, Cologne, Montréal, New York, Paris…).
Ses œuvres figurent dans diverses collections publiques et privées et plusieurs publications lui sont consacrées.
Un catalogue est édité à l’occasion de la présente exposition.