L'euphorie, dit-elle

[…] Noëlle Koning compose, entre chaos permanent et turbulences passagères, un monde de coexistence dont il serait naïf de croire qu’il n’est que pictural. Les sismographes avertis y percevront les tremblements déstabilisateurs et les architectes de l’utopie y verront les échafaudages d’une tour de Babel idéale, quant aux cocoonistes, en s’aventurant dans les dédales des plans, des profondeurs et des forces cachées, sans doute y découvriront-ils un havre de paix, juste pour être certains que cela peut exister, là, quelque part. Œuvre de cohabitation, cette peinture s’érige dans la tourmente partagée des plaisirs et des souffrances, des éclairs solaires chaleureux et des affres, des rébellions répétées s’écrasant contre le mur de l’incompréhension et de l’impuissance à changer le monde. Et pourtant, peindre c’est y croire, c’est forcer le destin, c’est pacifier les éléments nés des déchirures, celles des papiers, reflets d’une intériorité plus aiguë, poreuse aux mille agressions, tout comme le support s’imprègne en ses fibres les plus intimes, en recto et verso, des fluides matières chromatiques.
[…] Ces peintures composites, s’obstinant à créer un monde cohérent, sont mues par des énergies vitales, des forces formelles, des ardeurs chromatiques peu communes. La peinture est audace, elle se construit en associant des déchirures, en poussant les forces coloristes souvent à leur degré le plus aigu. Contrairement aux Jacques de la Villeglé et Mimmo Rotella, qui prélèvent et déchirent les affiches collées et superposées jusqu’à obtenir une image esthétiquement satisfaisante, Noëlle Koning élabore un monde neuf en engageant les papiers préalablement déchirés à trouver un terrain de conciliation, en misant sur leurs affinités. Elle ajoute un champ visuel à un autre. Elle édifie un univers de rapports, petit à petit, cherchant la cohésion, l’ordre sans doute, mais pas celui trop régulier de Mondrian, un ordre toujours un peu chaotique, comme s’il était effectivement inscrit tel dans la nature profonde selon Mandelbrot, imparfait certainement, mais tenant de la réhabilitation, du partage, d’un certain bonheur même qui pourrait aller […] dans l’accomplissement final d’un pas nouveau en ce cheminement pictural. Un ordre qui serait une aspiration vers un idéal à atteindre sachant néanmoins que Sisyphe, sans (aucun) doute, gagnera encore.
User du chaos pour le vaincre en créant son propre univers, plastique, visuel, mental, probablement psychologique, tel est le dessein de l’artiste. Jamais franchement figurative sinon dans des formes d’accumulations de différences au contraire de celles répétitives d’un Arman ; jamais non plus totalement abstraite, la peinture de Noëlle Koning ouvre la voie à une multitude d’interprétations qui dépendront de la perception du regardeur. Mais son monde à elle, partagé entre une violence maîtrisée, une énergie débordante, une détermination bousculant les obstacles et sautant les épreuves […], est un rêve à reconstruire à chaque fois, avec ténacité en sachant que son accomplissement momentané est la pièce d’un puzzle géant, d’un puzzle de vie, dont elle ne connaît pas l’image finale.
Si parfois les élans sont coupés, si les rythmes sont toujours syncopés, si le flou domine, si l’échelle n’aboutit à rien, peu importe, rien ne s’élabore en un jour, ni en une, deux, trois fois. Ce qui compte, c’est la cohésion, c’est l’éclat de la lumière, c’est le mouvement incessant, l’énergie, l’ardeur et la puissance des œuvres qui en font des « étoiles dansantes », scintillantes, preuve par la générosité de l’image qu’un monde d’harmonie, plein de vie et de bonheur existe. Peu importe où, en attendant, il est là, dans les toiles vibrantes, tressaillantes, en tension, sensuelles car irriguées par la colère, la révolte autant que par le plaisir, par l’intensité du vécu. Des lieux de connexion, d’équilibre, de chocs et de rencontres, , dit-elle, mon esprit peut divaguer sereinement.

Claude Lorent,
janvier 2006

Vient de paraître :
Monographie Noëlle Koning, textes de Pierre Mertens, Claude Lorent, Marijke Van Eeckhaut, Danièle Gillemon et Michel Sourgnes, 112 pages couleurs, Didier Devillez éditeur, Bruxelles, 2006..