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Kaddish de la peinture

Au départ, il y a eu ma demande : Richard veux-tu illustrer mes poèmes
 –38 variations sur le mot juif – qui vont paraître chez Fata Morgana ?  Le mot illustrer ne convenait pas. Nous pensions tous les deux à un accompagnement dans la proximité et la distance, dans l’illustration figurative.  C’était pour toi le pari de représenter l’irreprésentable, comme pour moi ce fut de dire l’indicible.
Tu allais passer rapidement de la fougue dionysiaque de tes grands tableaux à une sorte d’arte povera, à une écriture et une gestuelle de la main gauche.
Tes dessins, apparemment maladroits, comme des gribouillis d’enfants, réinventaient une origine perdue,  faisaient resurgir à la fois la Shoah et le survivant. Ta non-maîtrise – et sans doute une autre maîtrise- allait libérer le refoulé, un récit sans histoire.
Les mots (repris de mes poèmes ou venus de toi) devenaient images et les images un sous-texte - enseigne et légende.
Tu auras franchi ainsi une limite - l’interdit de la représentation-, montrer et cacher le terrible : cheminée, fumée rose comme la vie, brancards sortant du trou de la mort, d’où s’échappent ceux qui veulent vivre à tout prix, mains qui ne portent pas la kippa, au-dessus du gazon rouge, gribouillis pour figurer l’infiguré, l’illisibilité sous terre.
Tu recouvres de blanc, au couteau, comme un maçon qui plâtre la Shoah.
Tu laisses de l’image une trace. Des visages, des chapeaux, des mots se promènent dans le dessin – crayon noir et couleurs. Voici un avion qui bombarde le camp d’extermination. Cela n’a pas eu lieu, qu’importe, tu répares l’histoire.
Tu passes du dessin à la peinture, sur toile ou sur papier. Tu nappes ces surfaces de couleurs ou tu presses ton pinceau pour que ces couleurs coulent et perlent. Elles s’échappent du pinceau et montent à l’assaut de plus grands formats. Tu montes en puissance. Tu essayes de concilier l’envie d’éruption et la retenue, le plein et le peu. Le blanc enlève l’excessif, des blancs tantôt mats, tantôt brillants. Tu travailles autrement le surgissement.
Tu reviens à l’encre de Chine, c’est ton côté zen. Le noir et le blanc. Roseau et plume qui gratte, s’incruste, éclabousse, irrite. Un peu d’huile rose en bas du dessin. Une sorte de géant habillé de larges rayures noires porte un petit garçon dans son esquisse de bras. Alternance de finesse de trait et de gros traits, passage de la plume grasse au trait de pinceau. De l’éruptif à la retenue encore.

Le four, masse noire. La seule représentation possible c’est la tache, gribouillis, mot vanitas, le chiffre 38 , visages, graffitis, cheminée, wagon, c’est le registre éclaté sur la surface du dessin. Le mot rechute et la chute d’un oiseau aux plumes hachurées à l’encre de Chine, le mot choléra au-dessus d’un visage et d’un dos d’homme au chapeau. La cheminée, la fumée noire. Un corps étendu. Encore du blanc.
Il y a enfin les séries. Tu découpes d’une bande de papier ou des chutes d’une toile de 50 centimètre sur deux ou trois mètres de long de quoi faire trois ou quatre tableaux ou dessins.  Cela devient une série. Tu passes de l’un à l’autre…mais tout chez toi est variation sur ce qui arrive au juif.
Tu as fait de la peinture un mémorial. Tu as dessiné le kaddish, la prière des morts par et pour les vivants, pour ceux qui verront et aimeront ton exposition.

Jacques Sojcher