Au départ de griffonnages de bas de cahiers, Jack Keguenne mit en place à la fin des années '70 une démarche artistique et littéraire qu'il baptisa "calligraphismes". Le calligraphisme est d'abord une distraction, une étourderie de la main en marge de poèmes, c'est une écriture qui naît lors d'un moment d'inattention, lorsque l'esprit part en villégiature et en rapporte une langue inconnue. Et le texte glisse vers l'image, et l'image se nourrit de textes.

On retrouve dans les œuvres des débuts, dans cette danse minuscule de la main, des échos des civilisations anciennes ou lointaines, des réminiscences de grands manipulateurs de signes. Le geste et sa spontanéité font ensuite place à la réflexion, après l'effusion, la main se pose et propose une nouvelle façon de voir l'écriture. Keguenne s'inflige de douces punitions, des pensums pour acquérir la maîtrise du trait. Les graphes accumulés se découpent en blocs, en pans, les constructions s'architecturent et se complexifient. Et au-delà de la décoration chromatique, le laboratoire de couleurs évolue, la gamme s'élargit, le texte s'éclaire. Le pensum se fait ascèse, un esprit méditatif s'ouvre, une manière de donner sens s'instaure par la répétition. Le temps est suspendu, Keguenne ratisse ses caractères, ses jardins mentaux.

Du format livresque, on passe aux grands papiers, des calligraphismes de plus de deux mètres de haut voient le jour, l'anecdote du signe se fait cosmique, dans le bleu, dans le ciel et ses marées. Le toujours même se fait toujours autre – on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve d'encre –, l'abstraction n'est jamais monotone –comme ne l'est jamais une chute de neige ou de feuilles. Dans le champ du papier, la main, cette petite bête de somme, trace des sillons, laboure le texte. Au fil des ans, la machine à signes s'est rôdée, la main est devenue sûre, l'équilibre s'est conquis de trait en trait.
Jack Keguenne va de plus en plus vers la peinture – celle qui produit de la lumière – sans se lasser, plein nord. Les gestes sont dosés, la main marathonienne, elle garde le cap. Un écrivain s'exprime dans la peinture avec ses moyens d'écrivain – le peintre se portraiture, le sculpteur représente souvent ses mains, j'ai cru bien des fois lire "Keguenne" dans les calligraphismes –, les textes sont indécryptables, indescriptibles. L'écriture ici ne se trompe pas de sujet, quitte l'anecdote du récit pour l'histoire universelle de l'œil. Et la main cherche seule, et l'œil surveille la besogne et les lignes qui dérivent, endigue le flux.

Dans la série récente intitulée "Itten" en souvenir du grand expérimentateur de couleurs, Keguenne va vers la lumière, couvre la gamme de coup de plume en coup de plume. L'échantillonnage va du soleil aux pourpres, des lavandes aux émeraudes. L'accrochage des dessins est un jeu complexe, l'espace vibre dans le mélange des tonalités, l'assemblage des pièces autonomes crée des polyptiques aux hasard et bonheur du regard. Le monochrome s'écrit, la végétation du graphe pousse, sa flore est lumineuse, moussue, pommée, automnale. De petites sapinières s'échappent du format strict, les quatre saisons s'écrivent aussi. Et le monde se tricote, les idées se tissent, la vie est un chandail, une patience de haute lice née sur une table de salon.

François Liénard,
septembre 2000