La video de l'exposition Gilbert Herreyns à la Casa del Poble à Majorque :

Consultez également le site : www.herreyns.com
Gilbert Herrreyns mène maintenant depuis plus de quarante ans un travail solitaire et concentré de peintre abstrait et de graveur.
Ses premiers travaux sur le mode cinétique valaient déjà par la sorte d'effets visuels hypnotiques créés chez le regardeur.
Herreyns n'a cessé depuis d'approfondir cette recherche en délaissant la géométrie pour des successions de taches colorées, puis des entrecroisements de traits pour aboutir à des tableaux à dominante monochrome.
Chaque fois il s'agit d'aspirer le regard et de le faire entrer en un état de détachement qui fait quitter la réalité pour qu'il n'y ait plus que regard.
Dans les années récentes, à partir de 2006, Herreyns a ajouté à ses matériaux habituels un élément naturel banal, des aiguilles de pin, comme celles qu'il trouve auprès de son atelier à Ibiza ou Formentera. Teintes par la couleur et fixées par elle à la surface du tableau, elles fixent en retour cette couleur et la modulent, la font vibrer comme autant de micro-fractures. Ce qui donne aux monochromes, grands ou petits, une intensité prenante.
Je n'imaginais pas que Herreyns puisse se tourner un jour vers la sculpture et pourtant, c'est ce qui s'est produit.
Ses sculptures sont petites, faites des torsions appliquées par des fils à des branches, parfois très petites et même minuscules, de sabine, un arbre du genre cyprès très répandu aux Baléares, à la fois souple et résistant.
Le résultat, ce sont de petits objets légers et en équilibre fragile qui demandent, tout comme les peintures, une attention suspendue et détachée de toute réalité, fût-ce celle des matériaux.
Si l'artiste s'absorbe et s'engloutit dans son activité, il nous propose de faire de notre côté cette fragile expérience d'un regard intense concentré sur presque rien et donc renvoyé à lui-même. On n'est pas très loin de certaines expériences mystiques de la Nada – le Néant redouté et fascinant, et si proche de l'Être.
Yves Michaud
Août 2016
Rencontre de deux formes d’expression
a priori fort éloignées l’une de l’autre,
le domaine du cinéma consacré aux arts plastiques est bien
souvent le cadre d’expérimentations riches et variées.
L’on songe notamment au célèbre Mystère
Picasso (1956) de Georges-Henri Clouzot, dans lequel Picasso, par
le biais de toiles semi-transparentes et d’encres spéciales,
fait pénétrer le spectateur jusqu’au cœur de
son procédé créatif. Gilbert Herreyns, Texturas
Luminosas, réalisé en 2006 par Fernando de France,
s’inscrit dans cette tradition expérimentale, qui élargit
les frontières du documentaire en tirant parti de l’esthétique
cinématographique elle-même. Le film dévoile la réalisation
par Herreyns d’un tableau de 185 centimètres de côté,
depuis la préparation de la toile jusqu’au moment où,
l’œuvre achevée, ne subsiste que sa présence
en négatif sur le mur blanc de l’atelier, dorénavant
constellé de gouttelettes de couleur rouge. Il ne s’agit
donc pas d’un film consacré au travail de Gilbert Herreyns
en général, mais bien à une méthode particulière
– voire une fiction documentaire qui pourrait s’intituler
« Histoire d’un tableau ». Cette précision
est d’importance, tant l’œuvre de Gilbert Herreyns est
traversée par de multiples manières : ainsi les « peintures
en mouvement » suivent-elles les « structures linéaires »,
elles-mêmes précédées par les « ponctuations »,
les « croix », l’abstraction géométrique
ou encore l’Op’ art. Aussi commodes soient-elles pour l’historien
de l’art, ces diverses étapes, à l’exception
peut-être des années 1965-1975, ne constituent pas tant des
périodes distinctes que les diverses facettes d’une même
quête, celle d’un constant renouvellement de la pratique picturale.
Dans son ouvrage « L’art de l’âge
moderne », Jean-Marie Schaeffer décrit comment, depuis
le xviiie siècle, s’est imposée en Occident une tradition
qui fait de l’œuvre d’art le réceptacle d’un
« savoir extatique », qui la rend capable de révéler
des « vérités transcendantes, inaccessibles aux
activités intellectuelles profanes ». Dans le cas de
la peinture, en particulier non-figurative, la conséquence de ce
système de pensée est de nous empêcher d’entretenir
un rapport contemplatif à l’objet, qui ne soit contaminé
par la recherche des raisons légitimantes de celui-ci. Mais ainsi
que le souligne Schaeffer 1 : « La confection d’un
tableau, d’un texte, d’une œuvre musicale, relève
d’une intentionnalité processuelle qui est inséparable
de la rencontre de l’artiste avec le médium travaillé ;
elle ne saurait être ramenée à une intention préalable
que l’œuvre se bornerait à réaliser plus ou moins
bien. » L’auteur prend l’exemple de Wassily Kandinsky,
soulignant que rares sont les amateurs de son œuvre qui voient ses
tableaux « à la lumière de sa théorie
des couleurs, selon laquelle le vert, par exemple ‘correspond à
ce qu’est dans la société des hommes la bourgeoisie :
c’est un élément immobile, content de soi, limité
dans toutes les directions. Ce vert est semblable à une grosse
vache, pleine de santé, couchée, immobile, capable seulement
de ruminer en considérant le monde de ses yeux bêtes et inexpressifs’
(Du spirituel dans l’art) » 2. Ainsi, à
trop vouloir déceler ce que le tableau pourrait bien vouloir « dire »,
l’on oublie tout simplement de le regarder ; idéalement,
il faudrait pouvoir considérer l’œuvre tant sous l’angle
de son système théorique déclaré qu’en
dehors de celui-ci. La force de Gilbert Herreyns est de parvenir à
une parfaite adéquation entre sa « motivation théorique »
(Schaeffer) et la manière dont celle-ci s’exprime sur la
toile. Le peintre ne se voit d’ailleurs pas comme un théoricien,
et les principes auxquels ses tableaux nous renvoient sont « élémentaires »
au sens premier du terme : la terre, le feu, l’air et l’eau,
ainsi que la transposition traditionnelle de ces éléments
dans le registre des comportements humains : mélancolique,
colérique, sanguin, lymphatique.
Il ne s’agit naturellement pas de remettre en
question la « troisième dimension » mentale
où coïncident couleurs et états d’âme,
revendiquée par l’artiste lui-même, mais de montrer
comment les tableaux peuvent (doivent) aussi être considérés
sous l’angle du seul dialogue entre le peintre et son médium.
Avant d’être d’éventuelles fenêtres ouvertes
sur une réalité intangible permettant de toucher à
l’essence des choses, ces œuvres non figuratives sont d’abord
des lieux de rencontre entre matières, textures, couleurs et lumière.
Si le choix du rouge pour le feu et du bleu pour l’air ou l’eau
sont des évidences, l’association du jaune à l’élément
« terre » relève d’une démarche
davantage picturale que symbolique. Sans doute la biographie de l’artiste,
qui vit depuis de longues années aux Baléares, n’est-elle
pas étrangère à ce choix. Mais Gilbert Herreyns confesse
volontiers les difficultés qu’il rencontre avec cette couleur :
il s’agit donc bien d’un défi lancé à
lui-même, d’une « rencontre avec le médium travaillé »
pour reprendre l’expression de Schaeffer, sous la forme d’une
joute picturale. Le terme générique de « Textures
lumineuses » souligne l’importance conférée
par le peintre à la matière de ses œuvres : tout
est ici « matière », de la toile aux pigments
et jusqu’à la lumière, flux de photons dont l’interaction
avec la couleur donnera vie à celle-ci. La toile de coton rugueux
est préparée par l’incorporation d’éléments
naturels tels du sable ou de la terre. La pratique n’est pas en
soi nouvelle, mais là où André Masson cherchait à
déstabiliser ses compositions en jetant du sable coloré
sur la toile enduite de colle, le procédé élaboré
par Gilbert Herreyns confère à ses tableaux davantage de
stabilité, les ancre dans l’immuabilité terrestre.
Pour autant, le hasard joue un rôle prépondérant dans
la genèse de ses « peintures en mouvement »,
comme le révèle le film de Fernando de France – mais
il s’agit là d’un facteur aléatoire contrôlé,
ou plutôt : domestiqué. Gilbert Herreyns pratique en
effet une forme particulière de « dripping »,
ponctuant la toile posée verticalement d’une constellation
de petites taches colorées à l’aide de pinceaux taillés
selon le résultat recherché. Ensuite la couleur, posée
à intervalles réguliers sur le bord du cadre, suit un lent
cheminement avec la gravité pour seul guide, traçant au
fil des déplacements du châssis un dense et fin réseau
de traits superposés.
Dans une époque marquée par la suprématie
de l’image, la nécessité d’apprendre à
regarder n’a jamais été si pressante – un apprentissage
pourtant largement occulté à tous les niveaux de l’éducation.
L’on assiste à l’émergence de nouvelles pratiques
picturales inspirées par l’esthétique des réseaux,
certains tâchant de traduire plastiquement les flux rhizomiques
qui nous gouvernent désormais, d’autres puisant leur iconographie
à la source des moteurs de recherche sur l’Internet.
La peinture de Gilbert Herreyns et d’autres,
tels Georges Meurant ou Michel Mouffe, si elle s’inscrit à
contre-courant de ce mouvement, n’en constitue pas moins une véritable
et nécessaire école du regard. « Abstraites ou
concrètes, nos peintures ne représentent pas. (…)
Elles n’ont rien à dire, elles ne signifient pas »,
pouvait-on lire dans un texte en forme de manifeste publié à
l’occasion d’une exposition des trois peintres à la
Maison de la Culture de Tournai en 2006. « Capter l’attention
et la conserver, se renouveler sous le regard » : autant
d’instants précieux qui ne nous sont plus guère concédés
aujourd’hui, et que rendent possible les tableaux de Gilbert Herreyns
– alors regardons-les.
Pierre-Yves Desaive
octobre 2006
1 Jean-Marie Schaeffer, L’art
de l’âge moderne : L’esthétique et la philosophie
de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris,
Gallimard, 1992, p. 363.
2 ibidem.
Les spécialistes du monde de l’art voient
défiler les mouvements et se succéder les renouvellements.
Après la vogue de l’installation, nous assistons depuis quelques
années au retour de la peinture. Un récent ouvrage du critique
américain Thomas McEvilley s’intitule même « Le
retour de l’Exilée » (The Return of the Exiled).
Toutes les facettes de la peinture sont concernées : les éléments
figuratifs au même titre que le monochrome, le traitement de la
couleur comme la géométrie. Il y a un style néo-géo
comme il y a une nouvelle figuration.
Ces va-et-vient ne sont pas uniquement des effets de mode : ils traduisent
des changements significatifs qui touchent cependant plus à la
culture qu’à l’art. C’est pourquoi ils restent
largement étrangers à l’activité artistique
proprement dite, et laissent assez indifférents les artistes qui,
eux, conduisent leur activité au nom d’une recherche individuelle
qui ne s’accorde pas forcément avec les rythmes sociaux parce
qu’elle est installée dans la longue durée.
Un artiste peut ainsi se retrouver tantôt à contre-courant,
tantôt à la mode sans qu’il l’ait voulu, ni même
qu’il s’en aperçoive, puisque son propos et son projet
véritables sont ailleurs.
Un peintre comme Gilbert Herreyns me semble exemplaire de cette situation.
Ses intérêts profonds le portent depuis le début vers
une peinture abstraite ancrée dans une tradition solide et bien
déterminée, sans concession et donc assez rare, ce que j’appellerais
la tradition d’une peinture du monochrome tremblé.
Cette tradition remonte aux tout débuts du modernisme du XXe siècle,
avec Malévitch et, plus clairement encore, le mouvement polonais
uniste de Streminsky. Malgré l’absence d’école,
le fil ne s’est jamais interrompu. Il passe par le premier Sam Francis,
avec ses peintures monochromes profondes, les Deep des années
50, par Rothko à la même période, ensuite par Ryman,
par Bishop et par Marden. En France, Hantaï est le grand peintre
de cette visualité vibrante ; l’art cinétique, malgré
ses manifestes technologiques, en véhicule quelque chose avec sa
recherche d’une sensation visuelle d’immobilité mobile.
Mon intention ici n’est pas de reconstruire une lignée qui
pourrait être pesante et artificielle mais de mettre en évidence
la constance d’un certain nombre d’effets picturaux, choisis
et voulus par certains peintres exigeants.
Cette sorte de peinture rejette les formes dessinées sur un fond
et entend traiter le tableau comme une unité. Elle se défie
des effets de matière où la choséité du tableau
est trop présente. Elle est éloignée de l’expression,
de l’expressivité et de tout ce qui touche à la gestuelle.
Elle se concentre, en revanche, sur les effets de modulation presque imperceptibles
de la surface traitée comme un tout.
De même, cette peinture refuse la monochromie pure et tranchée,
l’affirmation péremptoire de la géométrie et
de la couleur, ce que les peintres du monochrome caractérisent
comme un statement pictural.
Un peintre comme Herreyns est à la recherche d’une surface
tremblée et modulée obtenue à partir de nuances fines
de tons et de valeurs ou à partir de l’entrecroisement de
grilles qui donnent des effets qu’on appelle moirure.
Il s’agit, fondamentalement, de produire une expérience visuelle
vibrante.
Pour prendre l’exemple de trois grandes toiles de 1994, le peintre
a commencé par un fond léger mat, qui fut tout de suite
plus qu’un fond parce qu’il devait avoir sa part dans l’effet
final. Sur ce fond, il a tracé un réseau léger et
économe de lignes colorées, jaune, bleu et rouge. L’essentiel
de son travail a consisté ensuite à peindre un deuxième
réseau serré de lignes dans le même ton que la couleur
du fond, en le renforçant d’innombrables points plus brillants.
Le résultat est une surface où se juxtaposent des grilles
à peine discernables, où s’entremêlent couleurs
presque disparues, enfouies, points brillants et lignes mates. C’est
de là que naît le battement ou la pulsation de la surface,
ce que j’ai appelé une monochromie tremblée.
Cette surface ne figure rien, même si l’on pourrait y voir
un ciel étoilé ou le bleu léger d’un ciel méditerranéen
en hiver. L’analogie n’a, en fait, d’intérêt
que parce qu’elle renvoie à un type d’expérience
visuelle, à un type de regard. Ce que Gilbert Herreyns nomme « le
regard vers le haut ». En d’autres termes, ce n’est
pas l’objet de la perception qui compte mais sa modalité.
Une telle démarche n’a pas nécessairement besoin de
se déployer sur de grands tableaux. Ici Gilbert Herreyns fait valoir
sa différence.
La concentration requise pour produire ces tableaux mais aussi pour les
voir peut s’exercer sur de grandes surfaces, des surfaces plus réduites,
voire des petites surfaces.
Chaque fois, les modes de perception varieront. Les grands tableaux dépassent
la vision en ce sens qu’ils l’enveloppent. Les petits tableaux
et les monotypes l’absorbent et l’aspirent : le regard y entre
comme dans une miniature. Les tableaux intermédiaires désorientent
: pas assez grands pour nous envelopper et pas assez petits pour aspirer,
ils opèrent plutôt comme des questions visuelles en nous
rendant perplexes sur la manière de les approcher.
Cet élément de doute et d’interrogation est encore
renforcé par le recours à des formats auxquels nous sommes
peu habitués dans cette sorte de démarche.
La tradition formelle du monochrome privilégie en effet la géométrie
artificielle du carré, ou encore la position dogmatique du format
figure qui domine le regardeur. En ce sens, elle demeure démonstrative.
Herreyns utilise au contraire volontiers des formats de paysage ou de
marine qui accentuent la valeur visuelle du tableau aux dépens
de sa signification formelle. Il cherche à produire des expériences
de vision plus que des énonciations picturales.
Une telle recherche suppose une activité recueillie et concentrée,
obsessionnelle et obstinée, qui enchaîne marques après
marques. Certaines peintures de Herreyns, avec leurs rangées de
hachures serrées et légères, font irrésistiblement
penser aux longues suites de nombres d’Opalka. Mais il ne s’agit
pas pour autant de poursuivre une méditation sur le temps, l’âge
et la perte. Ici encore la méditation doit céder le pas
devant l’expérience visuelle.
Herreyns a une solide expérience de graveur. Il la met à
contribution pour diversifier sa démarche. La peinture a sa temporalité
lente et obsédante, différée : elle sédimente
le temps. Les monotypes, peintures obtenues à partir d’une
plaque de cuivre peinte dont le transfert sur le papier sera, éventuellement,
repris et rehaussé, font appel à un rythme différent
: la décision picturale y est plus rapide mais son résultat
est plus problématique aussi. Gilbert Herreyns cherche à
s’y surprendre comme à nous surprendre, en évitant
précisément les pièges de l’obsession. Sa peinture
ne joue jamais la comédie du recueillement.
L’art du XXe siècle, dans sa diversité, a fait appel
à toute la richesse de nos capacités perceptives, depuis
les plus animales jusqu’à celles qui requièrent l’intervention
de nos capacités les plus élaborées.
Tout un pan de l’art abstrait fait appel à des régimes
de perception très particuliers et paradoxaux.
L’attention y est, en effet, tournée vers rien ou presque
rien, vers un imperceptible ou un invisible qui pourtant fait l’objet
et le sujet du tableau.
Dans cette sorte d’art, il n’y a, à strictement parler,
rien à voir au sens où il s’agirait de quelque chose
d’identifiable et de central. Le spectaculaire n’a pas sa
place. Tout l’enjeu tourne autour d’éléments
indiscernables, informels, ou bien qui existent aux marges de la peinture.
Le regardeur doit, justement, « faire attention à rien ».
Le philosophe norvégien Jon Elster a identifié une distinction
essentielle entre négation externe et négation interne.
Cette distinction jette une lumière étrange sur la plupart
de nos domaines d’activité : la politique, l’art, la
moralité.
Je peux ne pas regarder une chose ; je suis alors en situation de négation
externe : je ne regarde pas cette chose. Mais je peux aussi vouloir regarder
rien, vider mon regard, accéder à une sorte de plénitude
par le vide. Il s’agit alors de la négation interne : je
regarde la non-chose, le rien. Il y a une différence essentielle
et banale entre ne pas vouloir une chose (négation externe) et
vouloir le néant (négation interne). De même, pour
prendre un autre exemple, la négation externe du sommeil est la
veille : je ne dors pas en ce sens que je suis éveillé.
La négation interne du sommeil, le non-sommeil, serait plutôt
cet état d’un sommeil qui ne vient pas – quelque
chose comme l’anxiété ou l’acuité de
l’insomnie…
Il me semble qu’une part importante de la peinture abstraite est
dans ce cas de la volonté de regarder le rien ou le néant
– je ne parle pas ici de la peinture de mouvements géométriques
ou constructivistes comme Cercle et Carré, qui montrent des formes
définies, en général géométriques.
Je parle plutôt de la peinture informelle, de cette peinture qui
n’offre pas de repères de forme ni de fond, qui laisse dans
l’ambiguïté la plus complète en submergeant et
exacerbant nos capacités de vision. Cela nous conduit à
un concept de la peinture éminemment visuel, ascétique et
intense, au concept d’une peinture vide, travaillant sur l’absence
de l’objet et la richesse de l’expérience perceptive
en tant que telle, en tant que mode de présence au monde. Il y
a là une négation interne cherchant, à la manière
orientale, la plénitude d’une absence, ou d’une présence
ténue, réduite et intense.
Cette peinture prend pour centre paradoxal la marge ; elle mobilise nos
ressources les plus subtiles de perception du flou, du mouvement ; elle
se concentre sur la sensation d’enveloppement, en engendrant la
sorte d’hypnose qui naît du fait de regarder « rien ».
Ceci pourrait nous mener jusqu’à parler de l’icône,
d’une peinture qui nous regarde autant et même plus que nous
la regardons.
Il me semble que, très profondément, la peinture de Gilbert
Herreyns appartient à cette lignée.
Yves Michaud
1996
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