Voyage en chromazonie
Le peintre Jean-Luc Herman déploie
ses couleurs poétiques en trois expositions complémentaires
Pour saisir toutes les dimensions du travail pictural
de Jean-Luc Herman (Liège, vit à Paris), il faudrait idéalement
parcourir les trois expositions, à Liège, Bruxelles et Mariemont,
car chacune renforce autant l’unité de la démarche
qu’elle n’en révèle les richesses particulières.
S’il est un terme rassembleur de ces trois manifestations conjointes,
circonscrivant l’esprit dans lequel s’accomplit l’acte
plastique du peintre, il n’est autre que poème chromatique.
Non pas tellement parce que l’artiste travaille fréquemment
en complicité avec des poètes, et parmi les meilleurs du
moment, mais parce que son engagement y est totalement de ce type, à
la fois dans une application rigoureuse, dans une extrême profondeur
de relation intime avec la couleur, à la fois dans ce détachement
des contingences qui peut caractériser l’acte poétique.
Là où les mots disent davantage que leurs sens habituels
et multiples par des résonances inédites, Jean-Luc Herman
utilise les nuances chromatiques les plus subtiles, dont les luminosités
créent des ailleurs par rapport aux territoires connus. Ce que
l’on nomme, à défaut d’autre substantif, des
monochromes, sont en fait des champs à l’apparence presque
uniforme mais dont chaque particule apporte des vibrations qui pour être
quasi imperceptibles n’en sont pas moins agissantes. Ces espaces
de la couleur seule appellent d’abord à se laisser envahir
et ensuite invitent au partage dans les sphères de l’insondable
et de l’indicible, de l’invisible pourrait-on dire, à
travers la jouissance chromatique.
Si toutes les approches sont singulières, qu’il s’agisse
de la sérigraphie, des livres, des duos avec les poètes,
des pastels ou des lavis, des transparences, toutes néanmoins concourent
à cette immersion totale de soi, à cette entrée en
un univers enveloppant et méditatif, poétique, dont le climat
unique dépend des tonalités colorées.
Les œuvres les plus récentes, montrées en galerie bruxelloise,
des techniques mixtes sur papier marouflées sur toile blanche révélant
la fragilité et l’indéterminé des frontières,
accentuent, par un nouveau type de traitement, les passages des plus délicats
entre des zones à peine repérables. L’univers chromatique
reste décidément énigmatique et incommensurable en
son incandescente beauté.
Claude Lorent
La Libre Belgique, mercredi 10 mai 2006
Les Cantos lumineux de Jean-Luc Herman
L’homme du monde premier, lors de ses déplacements,
portait sur lui, outre quelques outils et armes archaïques, un objet
dont le contenu relevait de l’affect, de l’indicible, du sacré.
Pour l’un c’était une écorce, pour l’autre
une plume, un éclat de silex et tardivement une figurine. Cet objet
primordial lui donnait l’impression d’être à
l’abri de la colère des éléments, des dieux,
dira-t-on plus tard.
Comme le nomade, je glisse dans mes bagages de voyageur occasionnel un
objet créé par Jean-Luc Herman, soit une simple reproduction,
soit l’œuvre originale : un minuscule papier peint, un livre
objet. Ce fétiche, ce talisman, je l’identifie depuis longtemps
à un Barnett Newman « emportable », à
une peinture de cachet, comme d’autres avaient leur lettre
de cachet.
Chaque objet, porteur du chant du monde, ouvert sur le champ de l’être,
livre tantôt une musique chromatique, tantôt un solfège
de couleurs propices à la méditation, à un retrait,
à une prise de refuge. Les peintures de Jean-Luc Herman approchent
la légèreté, la non pesanteur, ce moment extrême
où les gestes, les paroles, les regards perdent tout sens, sinon
celui de l’effacement provisoire de ce que nous pensons être ;
moment où nous rejoignons paradoxalement notre en deçà,
l’avant réalité, l’instant où l’être
est dégagé de tout besoin, de tout désir.
Avant l’existence de telle peinture, rouge par exemple, Jean-Luc
Herman a déclenché un processus visualisant sur un support
matériel, ce que deviendra cette peinture rouge, qui nous interpelle
aujourd’hui. Que ce processus permette un transfert et rejoigne
des mots, des poèmes, une musique, n’a rien d’exceptionnel.
Le geste de l’artiste porte à notre regard ce que l’homme
premier avait perçu intuitivement en glissant tel objet dans sa
besace.
Toutes les peintures habitées de Herman, mises bout à bout,
finissent par dévoiler notre espace intérieur, comme la
suite vibrante des Cantos de Barnet Newman annihile en nous tout
vain bavardage. Avec Jean-Luc Herman, nous sommes tout simplement ici
et maintenant libérés, comme le sont « ces visages,
herbes de l’esprit » de Henri Michaux.
Que le support de l’expression picturale de l’artiste emprunte
le luxueux vélin, la dureté et la rudesse de l’ardoise,
ou la légèreté et la transparence d’un voilage
flottant, ses tablettes et bannières dégagent une franche
lumière pour les matinaux sensibles au rythme des premiers battements
du cœur de l’humanité.
Gaspard Hons,
février 2006
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