Écrire en images
Expo historique des œuvres plastiques de l’Américain
Brion Gysin
L’artiste est une figure mythique de la Beat
Generation. Celle des William Burroughs et autres Allen Ginsberg. Celle
qui a porté toute une génération aux USA d’abord,
en Europe ensuite. En littérature expérimentale, ses cut
ups et ses permutations marquent l’histoire. Il est un maître
à penser et à écrire qui avait pris des repères
au Japon, bien avant tout le monde. Sa vie, il la partage entre Paris,
Broadway et surtout Tanger où il passe 23 ans. Il a touché
à tout, la musique, du rock au jazz, la poésie écrite
et sonore, les performances et interventions.
Brion Gysin (1916-1986), grand avant-gardiste et expérimentateur,
artiste de pointe des années soixante et septante, vient de passer
par un temps d’oubli. Heureusement, les regards actuels portés
sur cette période le replacent dans l’actualité.
Tout, chez lui, est poésie graphique, de l’écriture
aux arts plastiques en passant par la photographie. La structure l’occupe,
celle de l’écriture d’abord, celle des cases répétitives
et des films ensuite. L’écriture, il la réduit à
des signes abstraits, des graphies, qu’il aligne comme des mots,
parfois superpose et entrelace, et qu’il invite à regarder
à la japonaise, de droite à gauche : une manière
de se défaire des habitudes occidentales. La gestuelle relève
de l’automatisme cher aux surréalistes qu’il a fréquentés.
Vient ensuite l’utilisation des grilles obtenues par l’usage
d’un rouleau répétant les formes et imposant ainsi
une répétition autant qu’une structure qu’il
s’évertue souvent à pervertir et dans laquelle il
place des lettres qu’il permute, faisant et défaisant les
mots. Puis, viendront les images, des photos, des détails corporels
qui finissent par constituer un portrait découpé en petits
carrés. Ce sont les cut ups des années 70 suivis par les
alignements verticaux des photos de films 24x36 tirés au format
et proposés tels quels, en planche contact.
Par tous ces moyens, il expérimente des formes d’écriture
par l’image, passant de l’abstraction, du signe à sa
complexification, pour aboutir à la figuration réaliste,
mais fragmentée et, donc, illisible dans la simple référence
au visuel :il crée sa vision en mouvement, jamais statique, comme
la vie.
Une exposition historique, digne d’un musée et, donc, à
découvrir.
Claude Lorent
La Libre Belgique, mercredi 1er février 2006
Aventures nomades
Écrivain, plasticien et musicien expérimental,
Brion Gysin est inclassable et déroutant. Proche de William Burroughs
et de Paul Bowles, il a marqué la Beat Generation et des personnalités
aussi diverses que David Bowie, Mick Jagger, Keith Haring ou Patti Smith.
Vingt ans après sa mort, on mesure enfin l’originalité
de ses recherches.
Briser les frontières est le pari auquel l’Américain
Brion Gysin (1916-1986) consacre sa vie. Ses origines (une enfance au
Canada, où le calvinisme paternel est mal vu) l’y ont sans
doute préparé. Tout comme son homosexualité affirmée
et mal acceptée à l’époque. Ses dessins, présentés
dans une exposition collective des surréalistes à Paris
alors qu’il a dix-neuf ans à peine, en font les frais : Breton
demande en effet qu’ils soient décrochés.
« Décroché », Gysin aura le sentiment de le
rester toute sa vie, incapable qu’il est de se fixer entre Paris,
New York et Tanger, et de limiter ses centres d’intérêt.
Les critiques trouvent sa légèreté d’être
caractéristique des dilettantes, et sa polyvalence les gêne.
Au Maroc, entre rationalité et magie soufique, Gysin trouve un
coin de paradis transfiguré par l’intense lumière
du désert. Il y restera plus de vingt ans. Mais c’est à
Paris, à l’hôtel que fréquente la Beat Generation,
avec Burroughs et d’autres, qu’il invente entre 1959 et 1963
les cut ups (écriture par découpage et collage
au hasard) et les permutations (modifications du sens de l’écriture
en permutant la feuille ou la toile). Avec un mathématicien, il
imagine même une machine à rêver cinétique,
qui crée des stimuli sur le nerf optique et provoque des sensations
comparables aux éblouissements mystiques. L’œuvre devient
alors une impression visuelle et non plus un objet.
Libérer et transformer l’homme
Nomade, Gysin se fonde dans l’instant : «
Ma vie dans une tasse de café » résume son intransigeance
face à la fluidité du temps. Lui-même se sent plus
proche des dadaïstes que des surréalistes, mais reste en marge
de toute avant-garde. Explorer les frontières, réinventer
l’art en se méfiant du langage et des sens résume
son dessein. Gysin imagine des techniques aptes à produire un art
inédit, mêlant les cultures et dépassant le monde
du visible. Anonyme, l’artiste est un catalyseur d’expériences,
auxquelles seul le spectateur peut donner sens. Paradoxe sans doute, Gysin
se questionne aussi beaucoup lui-même, ausculte ce corps charnel
qui définit son identité propre : « Suis-je ce que
je suis ? » (Am I that I am ?) Sans cesse, il joue avec
les mots pour libérer le langage des codes établis, du pouvoir
qui assujettit ; il inverse les lettres, change le sens de la lecture
et introduit le mot dans la peinture. Les calligraphies japonaise et arabe
lui permettent de déconstruire l’espace pictural, de nier
les conventions de la perspective classique pour privilégier la
trame, un réseau de lignes et de rythmes structurés. Systématisant
son procédé, il met au point un roller, un simple rouleau
de tapissier entaillé de marques, permettant de « rouler
une grille à l’infini » et de ménager des irrégularités.
Car tout contrôle nécessite une part d’inconnu. Parfois,
des instantanés photographiques y sont « glissés clandestinement
» pour perturber la toile. Les dernières années de
sa vie, il loge à Paris, face à Beaubourg, et rend hommage
au Dernier Musée avec l’« écriture
de lumière » qu’est l’image argentique
; il présente des planches-contacts telles quelles, avec leurs
bandes témoins, comme autant de trames colorées : des œuvres
qui se seraient créées toutes seules, mystiques et musicales,
selon les vœux du magicien.
Christine De Naeyer
ArteNews n°25, février 2006
Ces tableaux, comme tous mes tableaux depuis plus de quinze ans, se lisent
de droite à gauche et de haut en bas.
De haut en bas comme la lecture du japonais qui m’a été
enseigné à l’armée en 1943-44.
De droite à gauche comme l’arbre que j’avais devant
mes yeux de 1950 à 1973. L’espace pictural apparaît
donc d’une manière autre que du point de vue occidental habituel.
Écrivez (dessinez) l’une de ces écritures par-dessus
l’autre et qu’avez-vous ? Une grille : le carré cabalistique,
l’écriture magique. Une construction de l’esprit pour
contrôler la matière et mieux connaître l’espace.
Au Maroc en 1957, j’ai trouvé une de ces écritures
qui m’était destinée personnellement : qu’il
quitte ce foyer comme la fumée quitte sa cheminée…
Le lendemain c’était fait et j’étais à
la rue en chemise. J’ai très longuement pondéré
la puissance de cette grille.
À Rome en 1961, l’idée m’est venue de me faire
un rouleau comme un rouleau de peintre en bâtiment, pour rouler
une grille à l’infini. Peu de temps après, j’ai
noté que mes photos contacts (24x36) se glissaient clandestinement
dans la trame de mes grilles et s’y trouvaient à leur place,
jouant leur rôle de repère instantané dans le temps
et dans l’espace.
À Paris, avec William Burroughs par la suite, j’ai passé
mon rouleau imbibé d’encres de couleurs sur des collages
de ses textes et des images trouvées dans les revues et les journaux.
[…] Quand j’ai commencé avec la photo en couleurs j’ai
remarqué combien la planche contact toute entière formait
ma grille quand on garde les bandes témoins. Je me suis enfin rendu
compte que la bobine dans mon appareil est elle-même un rouleau.
Je me suis mis à l’employer comme tel.
Brion Gysin (1986) |