La couleur essentiellement
« Michel Carrade est un peintre de la couleur
et même, en un sens, de la couleur seule. », écrit
Jean Guiraud qui le connaît bien. Aujourd’hui à son
apogée, cette œuvre-là a, il est vrai, un demi-siècle
d’expériences, de remises incessantes sur un métier
qui, depuis 1969, s’est tracé une ligne de conduite en commerce
permanent avec la spiritualité du geste et de la couleur.
Comme le souligne encore Jean Guiraud, maître de conférence
à Louvain-la-Neuve, Carrade « allume » ses toiles.
Et il y parvient par la juxtaposition de trois éléments
moteurs : teinte, saturation et luminosité. Aujourd’hui,
Carrade a renoncé à la spatule au bénéfice
du pinceau, alignant des lignes verticales de largeurs diverses qui composent
entre elles distances et complicités. C’est la couleur, en
définitive, qui règle l’enjeu premier du tableau :
rayonner et nous électriser. Simplement parce que ça fonctionne,
et bien.
Roger-Pierre Turine
AAA n°356, novembre 2004
Lignes colorées
Peintre de la couleur, Michel Carrade (1923), que
l’on connaît bien à Bruxelles, organise ses œuvres
autour de cette composante incontournable de toute œuvre plastique.
Un dispositif de bandes verticales, plus ou moins larges, crée
des interactions chromatiques et lumineuses dont les combinaisons potentielles
semblent infinies. Carrade a pour but principal « d’allumer
» ses toiles en jouant sur les contrastes entre teinte, saturation
et luminosité. Faisant état désormais d’un
savoir-faire acquis au fil des expérimentations, Carrade propose
des œuvres d’où sourd une couleur-lumière qui
semble surgir des profondeurs de la toile alors qu’il n’y
a pas si longtemps, la matière s’imposait encore dans ce
rôle. La lumière, ainsi saisie par l’artiste dans ce
qu’elle a de plus essentiel, darde ses rayons colorés sur
le spectateur comme s’il s’agissait pour lui de contempler
autant d’astres solaires qu’il y a de toiles en présence.
Et l’artiste déjà de revendiquer ici une essence quasi
divine.
Christophe Dosogne
AAA n°357, décembre 2004
Colour is everything
From Kazimir Malevich’s suprematist white paintings
to Marc Rothko’s intense fields of colour, we thought that every
possible aspect of abstraction had been tried out at least a million times
by at least as many artists. And yet, new generations of artists keep
taking up the struggle with colour, form, and light, without reference
to previously existing reality. Abstract art, in other words. Faced with
this radical kind of painting, the observer is easily tempted to take
an equally radical standpoint against the works on display. You’re
either for it or you’re against it. No nuances. Well, it just so
happens that Michel Carrade (Tarbes, 1923) is a radical painter who opts
for nuance.
His means are simple, even minimal: just vertical bands of colour, of
different widths and colours. It could turn out dull and banal; the result,
however, is a very coherent series of works. It would be intellectually
dishonest to say that Carrade’s works are equally strong. It is
in the nature of this artist’s quest (and the same goes for many
others) that there are some failures, which serve all the better to highlight
the successful works. His decades-long wrestling with coulour has led
Carrade to eliminate subject matter and arrive a radiant transparency.
Yves De Vresse
Brussel deze Week, du 17 au 23 décembre 2004
Michel Carrade (Tarbes, 1923) est un peintre de la couleur et même,
en un sens, de la couleur seule. Il l’organise en un dispositif
de bandes verticales, de largeurs et donc d’étendues différentes,
qui lui permettent de régler librement les interactions chromatiques
et lumineuses et de combiner aussi librement les surfaces.
Son principal souci est d’activer sa toile – il dit de l’« allumer »
– par le jeu des contrastes des trois facteurs (de teinte, de saturation
et de luminosité) qui définissent chacune des couleurs et
celui des surfaces, de leurs étalements et de leurs pincements.
Tout est nettement distinct dans son œuvre, des variables aux bandes
de couleur, qui peuvent s’isoler ou s’associer librement et
donc jouer sans fin de leurs affinités – il dit de leurs
« intrigues » – ou de leurs différences.
Dans une œuvre aussi segmentée tout est équiprobable.
Chaque facteur peut s’associer à ses homologues – les
teintes entre elles, les valeurs entre elles, les saturations entre elles
– les rayures ou les surfaces, mais aussi les taux respectifs d’assimilation
et de contraste, de fusion et de distinction. D’où l’aspect
irénique, quasi diaphane de cette peinture qui peut atteindre,
sans la moindre violence, l’extrême intensité.
Au fil des ans, le peintre a évolué de la couleur-matière
à la couleur-lumière, de la couleur inscrite (effectivement
peinte) à la lumière induite ou émise par l’œuvre
– transparente, phénoménale, effusive et spatiale
dès que tombe sur elle un rayon de soleil.
La lumière, chez Carrade, est rectifiée, « redres-sée »,
comme dans un faisceau laser. Elle vient vers nous, elle darde sur nous.
C’est en principe la luminosité, et elle seule, qui est la
variable intensive. Mais Carrade en propage l’intensité à
la teinte et à la saturation jusqu’à obtenir que la
toile entière soit « électrisée ».
Il ose écrire : « œil, lumière, matière,
équilatérale figure au centre de laquelle se meut la couleur
comme un pollen irisé de la vie. »
Loin de seulement recevoir et réfléchir la lumière,
l’œuvre l’induit et l’émet. Ce qu’elle
montre, ce sont moins les couleurs que leur activation, leur irradiation,
leur spatialisation. Le dispositif les met sous tension
– « de lui-même », « tout
seul », « sans que j’y songe »
(Cézanne) ;
– indéfiniment, ou en permanence : « que nous soyons
là ou non » (Du Bos) ;
– sans altération, sans perte, sans fin.
C’est bien là ce que nous ne pouvons faire, mais ce que fait
toute œuvre véritable : rayonner, diffuser, sans dépense,
sans entropie, en gardant intacts le jaillissement et le potentiel.
Jean Guiraud
Août 2004
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