Tout tient ensemble autour de moi, les choses et leurs couleurs. Pour le tableau, c’est une autre affaire. Les couleurs refusent de cohabiter. Le rouge que je viens de poser est-il sur la toile ou dans l’atelier ?

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L’invention du tableau ne passe par aucun point d’un code : elle suscite en même temps sa langue et sa parole.

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D’où vient cette couleur ? Le spectateur la réfère volontiers à quelque chose ou à l’émotion du peintre — il comprend difficilement que sans ce tableau il n’y aurait pas cette couleur.

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Lorsque je me souviens de quelques tableaux de Bram Van Velde, Cézanne, Delacroix, ou, si je tente à partir de quelques restes de mémoire de les imaginer, j’en construis d’autres semblables, qu’ils n’ont pas peints.
Par l’imagination j’exerce une liberté souveraine vis-à-vis de leur œuvre. Un instant je me conçois comme un peintre à leur « manière » ou même, combinant des détails que je leur emprunte, je construis une image inédite. Mais, je le vérifie à chaque instant, cette liberté m’est interdite pour ma propre peinture. Je ne peux imaginer un tableau sans le faire. Là où j’invente, si peu que ce soit, je suis aveugle.

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Je n’ai pas peint mes tableaux si la maîtrise du je suppose le pouvoir de recommencer à l’identique.

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« Penser en peinture » : vivre pendant plusieurs mois en compagnie d’un essaim de couleurs, les tourner, les retourner jour après jour, les essayer l’une contre l’autre jusqu’à ce que chaque touche s’ajuste à toutes les autres. Comme à ce moment de conjonction furtif où l’eau et le soleil entrant en coïncidence, le ventre d’un poisson jusque-là invisible, brille dans un éclair blanc.

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Je cherche le point où les couleurs tournées l’une vers l’autre s’éloignent de nous, toutes préoccupées d’elles-mêmes. Le point versatile, présent en chaque touche.

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Ma main cherche ce que je ne peux savoir, le point qu’aucun regard extérieur ne pourrait voir. Le point chimérique et exact issu du rapport des couleurs et de leurs contradictions.
Je peins comme Giacometti sculptait, ajoutant, enlevant le long des deux axes de la toile comme il le faisait à la croisée du socle et de la tige de fer. Giacometti voyait le modèle, le travail entretenait sa vision. Pour moi tout est dans l’œuvre qui ne finit pas.

Jean-Louis Bentajou
(extraits de La main réfractaire)